Notre chroniqueur continue sa tournée des lectures d’été. Autant dire que la rédaction de Causeur, qui a pour la vertu une admiration sans bornes, se désolidarise complètement de ces affriolantes considérations sur les grandes courtisanes — en l’occurrence Doris Delevingne, vicomtesse Castlerosse.
La langue de la prostitution est incroyablement riche et colorée, des « pierreuses » qui tapinaient entre les blocs amassés au bas des « fortifs », dans les années 1880, jusqu’aux michetonneuses qui, à l’exemple de l’héroïne de Francis Leroi (1972), bouclent les fins de mois en vendant deux jambons pour une andouille.
Ce n’est pas de ces prolétaires du tapin que je veux vous parler ici, mais des grandes prêtresses de l’amour tarifé — au moins celles de l’époque moderne, étant entendu que les prostituées sacrées de l’Egypte antique obéissaient à des contraintes culturelles fort éloignées de nous. Si vous avez des trous dans votre culture antique, lisez donc l’Aphrodite de Pierre Louÿs (1896).
La lecture (instructive et passionnante, c’est délicieusement écrit par une femme experte en biographies de femmes libérées) du livre de Stéphanie des Horts, Doris, le secret de Churchill, qui vient de sortir, m’a donné l’idée de revenir sur ces grandes hétaïres, cocottes et autres demi-mondaines inventées par le XIXe siècle bourgeois, et qui ont disparu avec lui — un peu après-guerre. Doris Delevingne est l’une des dernières de ces gourgandines flamboyantes qui contribuèrent si puissamment à ruiner les fils de famille dévoyés — et leurs pères.
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C’est toute l’histoire de la Dame aux camélias de Dumas fils. Publiée en 1848 en roman, adaptée au théâtre en 1852, elle s’inspire des amours de l’auteur avec une courtisane trop tôt disparue, Marie Duplessis (1824-1847). Verdi en a tiré en 1853 l’admirable Traviata : je m’esbaudis fort, à chaque représentation, du souffle fabuleux de la soprano qui interprète Violetta et qui, mourant de tuberculose, trouve la force de chanter jusqu’à son dernier souffle. Maria Callas (entre autres sublimes interprètes) faisait ça avec une grande conviction. À noter que c’est aussi à Dumas fils que l’on doit l’appellation « demi-mondaine », qui a une grande destinée en littérature, jusqu’à Odette de Crécy (in Un amour de Swann).
C’est aussi le sujet de Nana, le roman de Zola qui connut les plus forts tirages — près de 120 000 exemplaires dès la première édition, un chiffre colossal dans une France de 39 millions d’habitants. La fille des rues, l’enfant de Gervaise, l’héroïne de l’Assommoir, ruine plusieurs millionnaires, extorquant à l’un d’entre eux l’équivalent de 3 millions d’euros en un an. Ce n’est plus le prix d’une passe, mais d’une position sociale. Imaginez-vous le bourgeois parisien de 1879, venu au Café de Paris prendre un café sur le coup de onze heures, plongé dans la dernière page du Voltaire, la feuille de chou où le roman sortit d’abord en feuilleton, et dissimulant sous la nappe l’émoi que lui causait ce texte sulfureux ?
Les modèles déclarés de Nana forment l’essentiel de la liste de ces grandes salopes de luxe. Blanche d’Antigny, par exemple, qui posa pour la Marie-Madeleine de Paul Baudry — pénitente ou pénis tente, allez savoir : revenue de Russie, elle se promenait en calèche dans Paris conduite par un moujik habillé de soie pourpre. Ou Méry Laurent, qui joua nue, comme Nana au début du roman, le personnage de Vénus Anadyomène, et tint salon pour tout ce que le XIXe siècle compta d’écrivains majeurs. Edouard Manet en a fait plusieurs portraits magnifiques — mon préféré étant celui au chapeau noir. Ou Valtesse de la Bigne, dont le lit de parade (Zola la supplia en vain de le lui montrer — mais il n’avait pas les moyens, lui rétorqua la belle) est aujourd’hui aux Arts décoratifs. Le fait est que c’est le genre de décor érotique où il vaut mieux se montrer à la hauteur. Une érection incertaine sur un tel champ de manœuvres vous déconsidère à tout jamais.
Ma préférée reste Cora Pearl, maîtresse de Napoléon III et du duc de Morny — voir la splendide photographie d’Eugène Disdéri, réalisée vers 1860. Elle prenait des bains de champagne pour se donner du pétillant, teignit son caniche en bleu pour l’assortir à sa robe, et se fit servir nue sur un immense plat d’argent au Café anglais. Elle ruina le jeune Alexandre Duval, qui essaya de se suicider après avoir tenté de la révolvériser — deux échecs, on juge le piètre indice de performance du garçon…
Mais d’autres préfèreront Liane de Pougy, la Païva, Caroline Otero ou Liane de Pougy. Ce siècle fut incroyablement riche en beautés délurées et quelquefois fatales : voir Marguerite Steinheil, qui tua d’amour Félix Faure.
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Doris Delevingne donc — les plus belles jambes d’Angleterre, que tous les hommes rêvaient de prendre à leur cou. Elle fréquente (un joli euphémisme) tout ce que la bonne société londonienne de l’après-guerre compte de lords richissimes, qu’elle contribue à ruiner. Jusqu’à Winston Churchill qui, peintre du dimanche comme on sait, fit plusieurs portraits d’elle. Elle se marie avec le Duc de Kenmare, prend le titre de vicomtesse Castlerosse, divorce, tente les Etats-Unis — qui avaient déjà leur lot de créatures flamboyantes. C’est à Palm Springs que John Lavery la peint, installée sur le tremplin d’une piscine. Fragile équilibre, derniers éclats : le peintre meurt trois ans plus tard, la belle revient en Angleterre et se suicide (probablement) en 1942 à 42 ans en absorbant tout ce qu’il fallait de pilules porteuses d’oubli. La deuxième Guerre mondiale sonna le glas des Années folles, et Churchill passa du statut de débauché ordinaire à celui de grand homme d’Etat.
Fourrures, bijoux, caprices, Stéphanie des Horts ne nous cache rien de l’art savant de ruiner son prochain. C’est un livre qui se déguste comme on suce un esquimau. À petits coups de langue, jusqu’à ce qu’il ne reste dans votre bouche qu’un tout petit bâton — auquel cas on s’en offre un autre, comme les sucettes à l’anis d’Annie.
Nous voici loin des escorts contemporaines, que tout un chacun peut s’offrir pour quelques billets de cent, comme le raconte mon amie Maïna Lechebonnier dans son livre l’Utile et l’agréable, Mémoires d’escort. La prostitution de haut vol fait désormais du rase-mottes. Pédagogie, politique ou prostitution, partout nous avons descendu la barre. Comment disait l’autre, déjà ? Ah oui, décadence française…
Stéphanie des Horts, Doris, le secret de Churchill, Albin Michel, 288p.
Maïna Lechebonnier, L’Utile et l’agréable, Mémoires d’escort, Hogo Publishing, 2020, 180 p.