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L’axe de la vie est avant tout sexuel


L’axe de la vie est avant tout sexuel

james salter vie

Les éditions de l’Olivier rééditent deux des meilleurs livres de James Salter, en attendant la sortie d’un inédit cet automne. Pilote de chasse en Corée, écrivain hors pair, amateur de femmes… Sa prose est aussi fine, précise, tranchante que le fuselage d’un jet, des reflets d’acier. Un timbre prenant, chaque phrase qui porte. Un écrivain pour écrivain? A n’en point douter, même si Salter hait qu’on le désigne comme tel. Le New York Times dit de lui qu’il est l’auteur le plus sous-estimé de sa génération. Notre échange de propos (voici déjà une dizaine d’années) a eu pour cadre exquis le plus fameux restaurant littéraire newyorkais, l’Algonquin, où Salter tenait à ce que nous nous rencontrions. En tout, l’élégance et la classe !

Jean-François Duval : Pilote de guerre à bord des premiers jets F-86, vous avez  combattu en Corée les Mig-15 soviétiques, entre 1950 et 1953. Quelles impressions gardez-vous de cette époque ?
James Salter : Un grand frisson. Je n’avais pas fait la grande guerre, nous arrivions trop tard, mes camarades et moi. En revanche, de 1950 à 1953, nous avons eu la guerre de Corée. A bord de nos F-86, nous affrontions les Mig-15 soviétiques. C’était quelque chose d’extrêmement intense. Un jeu à la vie à la mort entre soi et un autre pilote, dont on ne sait absolument rien. Vous volez dans l’immensité du ciel, et tout à coup vous apercevez l’ennemi : juste un petit scintillement dans un coin d’azur. Et votre cœur commence à battre plus fort, l’adrénaline monte: ce scintillement, est-ce le seul ennemi? Y en a-t-il d’autres? Où sont-ils?  Ils peuvent surgir de n’importe où ! En cinq secondes, un ciel jusqu’alors vide autour de vous s’emplit d’avions. Chaque Mig que nous abattions nous valait une petite étoile rouge peinte sous le cockpit… A partir de cinq, vous étiez considéré comme un as.

Encore à l’entraînement, lors de votre tout premier vol en jet, vous coupez le moteur en plein ciel. Curieuse idée…
Oui, mais c’est que ces jets – les premiers à être engagés dans des combats – étaient des machines fabuleuses auprès desquelles une Maserati fait figure de jouet d’enfant. Un seul problème: il arrivait qu’en plein vol les moteurs s’éteignent… Les faire repartir impliquait qu’on suive toute une procédure… J’étais nouveau, je voulais être certain de pouvoir maîtriser la situation si elle devait se produire. Je l’ai donc provoquée. C’était un acte de pure maîtrise, vous comprenez ?

Un jeu dangereux pour éviter un plus grand danger? La valeur de la vie, c’est savoir qu’elle n’en a pas, écrivez-vous quelque part…
Karen Blixen, l’auteur de La Ferme africaine, l’a écrit bien avant moi… C’est un paradoxe facile à comprendre: si la vie prend quelque valeur, c’est à cette condition qu’on ne tienne pas tant à elle qu’on s’empêche de vivre. Ce n’est qu’en acceptant les risques, les dangers qu’elle contient qu’on peut en éprouver la vraie profondeur.

Votre second livre, Cassada, paru en 1961, dépeint les difficultés d’un jeune pilote à s’intégrer dans une escadrille. Ça a été le cas pour vous?
Non, mais dans tout groupe, vous avez les excellents, les bons, les moyens, les pas très bons, les nuls. Et la question qu’on se pose toujours, c’est : où est ma place à moi? Qu’est-ce que je vaux? Ça dépend aussi du regard que les autres jettent sur vous: me respectent-ils, suis-je assez bon pour être l’un d’entre eux ? Quand vous rejoignez une escadrille, personne ne vous connaît : c’est à vous d’établir votre propre réputation, de montrer votre valeur, d’assumer les conflits… C’est la même chose dans la vie en général, mais là, c’est immédiatement manifeste. Moi, je n’étais pas un « je m’en-fichiste », ça non! j’étais un officier très réglo, very regular : je suis ennemi du chaos, vous savez. Le jeune pilote de mon livre ne l’est pas tout à fait : il a en lui la volonté de se tenir un peu à part, de la fierté, de l’ambition, le désir d’aller au-delà des autres…

C’est le propre de la jeunesse…
Être jeune, je me dis souvent que c’est comme être à la proue d’un vaisseau. Et cette proue, c’est le présent.Vous connaissez cette impression ? On se sent vivre formidablement comme si l’on avait toute l’immensité du ciel, de l’océan, un immense avenir devant soi. Et puis les années passent … C’est comme si l’on était monté sur le haut d’une dunette: on voit beaucoup plus loin derrière soi, et en avant de soi. On découvre tout un passé qu’on laisse dans son sillage, englouti pour une bonne part. Voilà. Dans tout ce que j’écris, j’essaie de faire sentir ça. Que ce qui existe pour nous en cet instant n’existera pas toujours. L’écriture permet d’autant mieux de ressaisir ces choses précieuses que ce sont elles dont on se souvient: elles nous disent ce qui a vraiment importé dans notre vie.

Le travail de la mémoire, comme chez Proust ?
Ah, ne mélangez pas tout ! (Rires) Je ne joue vraiment pas dans la  même catégorie que Proust.

Votre tout premier livre, The Hunters, dont on tirera Flamme sur l’Asie, un film avec Robert Mitchum, vous l’écrivez la nuit, en cachette, à l’insu de vos camarades pilotes.
C’est qu’on n’est pas vraiment à l’armée pour écrire des livres ! J’étais commandant, j’avais une place à tenir dans l’escadrille. De plus, j’ignorais complètement si j’étais capable d’écrire. Donc, je n’avais pas du tout envie que cela se sache. Quand la publication de ce premier livre en 1956 m’a donné la certitude que je pouvais écrire, j’ai quitté l’armée.

Comme dans l’histoire du moteur coupé, vous aviez besoin de certitude. Mais le goût de l’écriture…
Je l’ai eu très tôt. Très jeune déjà, j’écrivais des poèmes. J’apercevais Jack Kerouac, le futur auteur de Sur la route, qui était dans la même école que moi, la Horace Mann School, une ou deux classes au-dessus. Comme joueur de football américain, il avait obtenu une bourse pour entrer dans cette école plutôt chic, qui devait lui ouvrir les portes de Columbia University. Quand il a publié son premier livre, The Town and The City (Avant la route), en 1950, je l’ai aussitôt acheté. J’étais épaté, complètement surpris, me disant: ah, peut-être que, moi aussi, je pourrai un jour sortir quelque chose comme ça. Auparavant, il nous avait déjà impressionnés par les nouvelles qu’il écrivait dans le journal de l’école.

Justement, par la suite, avez-vous eu des contacts avec les écrivains de la Beat generation?
Né en 1925, j’ai un an de moins qu’Allen Ginsberg et Neal Cassady, trois de plus que Kerouac. Je suis de la même génération, c’est vrai. Mais eux, les Kerouac, les Ginsberg… traversaient les Etats-Unis en stop, fumaient, prenaient du LSD… Moi, pendant ce temps-là, je pilotais des jets. Mais j’ai rencontré Allen Ginsberg une ou deux fois. La dernière, lors d’une émission télévisée. Il voulait que je batte le rythme avec des cuillers pendant qu’il disait l’un de ses poèmes, Don’t Smoke Cigarettes… Il me prenait de haut et moi, je le trouvais plutôt enfantin. Nous n’étions pas vraiment amis.

Au départ, vous ne rêviez pas du tout d’entrer dans l’armée. C’est votre père qui vous a inscrit à l’Académie militaire de West Point… Des regrets?
Aux yeux de mon père, c’était très important, une chance énorme que je sois sélectionné pour West Point… Je ne voulais pas le décevoir, mais me montrer à la hauteur de cet enjeu. La vie militaire à West Point ne ressemblait pas particulièrement à un pique-nique… Mais c’est comme la prison: au bout d’un moment, vous vous habituez, et ça se confond complètement avec votre vie elle-même. Vous êtes si immergé dans cette vie qui est devenue la vôtre, aux côtés de vos camarades, que vous ne faites plus qu’un avec elle. Une fois que vous vous êtes fait à l’idée, vous lui devenez en somme totalement loyal.

Pilote et écrivain, vous est-il arrivé d’avoir des réminiscences de Saint-Exupéry? 

Nos époques et nos univers ont différé du tout au tout. Saint-Exupéry écrit à propos de ce qui était encore de vrais combats aériens. En Corée, il s’agissait plutôt de meurtre: il fallait juste parvenir à se placer derrière l’ennemi, dans son sillage, et tirer.

Je voulais parler de cette idée de solidarité entre les hommes qui nourrit l’œuvre de Saint-Ex.
Ça, bien sûr, c’est un élément qui joue un rôle dans plusieurs de mes livres, Cassada ou encore L’homme des hautes solitudes, qui se passe à Chamonix et qui traite de la force de volonté dans l’alpinisme. Alors, sur cette idée de solidarité… Je peux dire qu’à cet égard, j’ai aimé les hommes autant que les femmes. C’est un genre d’amour différent, mais je crois profondément qu’il peut s’établir entre des hommes un type de communication auquel les femmes restent extérieures. Et respectivement. Hommes, femmes… ce sont deux genres distincts, après tout : les instincts, les désirs sont tout à fait autres. Vous ne croyez pas ?

Si. Mais l’axe de la vie reste avant tout sexuel, affirmez-vous.
Oui, c’est l’axe principal de la vie. C’est ce qu’il m’a toujours semblé. Un prêtre sera peut-être d’un autre avis. Vous savez, on ne se représente pas vraiment l’extraordinaire diversité des univers : dans chaque tête, un univers infini et différent!

Votre Un sport et un passe-temps est l’un des romans les plus érotiques, au sens vrai, que l’on puisse lire.
Schopenhauer disait que trois choses sont nécessaires pour qu’une vie soit complète. La vie sexuelle  et… j’ai oublié quelles sont les deux autres (rires). J’ai connu la jeune Française dont il est question dans Un sport et un passe-temps alors que j’étais stationné à Chaumont, non loin de Colombey-les-Deux-Eglises, le village de De Gaulle. Vous dire à quel point elle était belle? Un jour à Paris, début des années 60, alors que nous assistions par hasard à un défilé, le général de Gaulle a passé devant nous dans sa voiture, et j’ai distinctement vu son regard se poser sur elle: une fraction de seconde, Charles de Gaulle m’a envié! (rires) Elle était vraiment terrific!

Une fille parfaite? Comme pilote et comme écrivain, n’avez-vous pas toujours voulu tendre à une forme de perfection ?
Je ne crois pas à la perfection dans la vie. Vous la rencontrez parfois en art. Quoique même les plus grands livres aient leurs imperfections. Lolita de Nabokov est un chef-d’œuvre, et pourtant, vers la fin, le livre fléchit. Je l’ai lu trois ou quatre fois et, à chaque fois, quand Humbert Humbert retrouve Lolita, je me dis que cette fin ne fait décidément pas partie du même livre. Que, par rapport à ce qui précède, c’est quelque chose de nature différente.

Comme d’autres écrivains américains, vous avez écrit des scénarios pour Hollywood, celui de Downhill Racer, avec Redford, vous avez dirigé Three, avec Charlotte Rampling…
J’ai écrit pendant une quinzaine d’années pour le cinéma, épisodiquement. Environ seize ou dix-sept films, dont quatre ont été tournés : un chiffre qui est dans la norme, le déchet est toujours considérable. Aujourd’hui, je souhaiterais pouvoir récupérer tout ce temps : être l’auteur de moins de scénarios, et avoir écrit un ou deux bouquins de plus. Bon, il fallait que je gagne ma vie…

En lisant par exemple Un monde parfait, on a le sentiment permanent que, selon vous, la vie de chacun se déroule toujours sur deux plans au moins… Et que nous ne parvenons jamais à les réconcilier.
En société, nous vivons d’une certaine façon. Mais à l’intérieur de chacun de nous, c’est un monde entièrement différent, totalement anarchique, non ? A preuve qu’on ne dit jamais complètement aux gens ce qu’on pense d’eux. La vie serait impossible.

La vérité l’est donc tout autant.
La vérité est un rasoir extrêmement sensible. Il faut savoir l’appliquer avec prudence et douceur.

 

Un bonheur parfait et Une vie à brûler, James Salter, éditions de l’Olivier, 2013.



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est journaliste et écrivain . Il vient de publier Kerouac et la Beat Generation, aux Presses Universitaires de France

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