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«La fin des choses»: un essai revigorant

Le grand remplacement du réel par le numérique


«La fin des choses»: un essai revigorant
Byung-Chul Han © Privat/Byung-Chul Han

Le philosophe coréen Byung-Chul Han montre comment l’accès au réel devient de plus en plus compliqué, à cause de l’excès d’informations.


Nous ne vivons plus dans le monde des choses, mais dans celui de l’information. Ce constat qui peut sembler banal s’avère lourd de conséquences pour notre manière d’habiter le monde et de le penser.

En effet, « l’ordre terrien est aujourd’hui remplacé par l’ordre numérique » et celui-ci « déréalise le monde en l’informatisant ». C’est le point de départ de l’analyse du philosophe Byung-Chul Han, dans un petit livre incisif intitulé La fin des choses et sous-titré “Bouleversements du monde de la vie”.

Ces non-choses que constituent les informations

L’auteur, philosophe né en Corée du Sud vivant depuis plusieurs décennies en Allemagne, enseigne à l’université des arts de Berlin. Il a déjà publié une quinzaine d’ouvrages, dont la plupart sont traduits en français, parmi lesquels on peut citer Psychopolitique. Le néolibéralisme et les nouvelles techniques du pouvoir (Circé 2016) ou La société de transparence (PUF 2017).

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Le titre original de son livre est Undinge: Umbrüche der Lebenswelt, qui signifie littéralement “Les non-choses. Bouleversements du monde de la vie”. Le concept de “non-chose” (undinge) est emprunté au théoricien des médias Vilem Flusser, auteur d’un livre intitulé Choses et non-choses: esquisses phénoménologiques. Comme Flusser, Byung-Chul Han a été marqué par la phénoménologie et par l’œuvre de Heidegger, dont il utilise plusieurs concepts-clés.

La thèse centrale de son livre peut sembler paradoxale : nous pensons en effet vivre dans un monde marqué par la surabondance, entourés d’objets de plus en plus nombreux et de plus en plus périssables. Pourtant, les choses elles-mêmes sont aujourd’hui remplacées par ces “non-choses” que constituent les informations. Nous sommes ainsi submergés d’informations, qui n’ont pas seulement pour effet d’orienter notre vision du monde, mais de manière plus radicale, de nous empêcher de percevoir le monde réel et d’y accéder. “La masse d’informations qui recouvre la réalité… empêche les expériences de la présence”.

Le GPS comme fin de la dimension sensible de l’espace

Ce changement profond n’affecte donc pas seulement la matérialité de nos existences ou notre manière d’appréhender le monde : il concerne en fait notre présence même au monde, le fameux “Dasein” dans la terminologie de Heidegger. “Nous nous trouvons aujourd’hui au seuil de l’ère des choses et de l’ère des non-choses… Nous n’habitons plus le ciel et la terre, nous habitons Google Earth et le Cloud”. Pour s’en convaincre, il suffit de penser à la manière dont nous nous orientons désormais dans l’espace quotidien.

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Aujourd’hui, le GPS nous permet de nous déplacer d’un point A à un point B, en abolissant toute dimension sensible de l’espace, réduit à un espace mathématique. L’outil technologique nous impose sa “vision du monde”, celle d’un ensemble de points et de lignes dépourvus de toute qualité sensorielle. L’espace mathématique n’est plus seulement l’abstraction employée par les scientifiques pour décrire notre monde quotidien, il s’est superposé à ce dernier et l’a, dans une large mesure, supplanté et remplacé.

Cette transformation radicale du “monde de la vie” est en passe de bouleverser la condition humaine. Dans les pages les plus personnelles de son livre, Byung-Chul Han abandonne le regard du philosophe pour adopter celui de l’homme amoureux des choses. Prenant l’exemple du juke-box et du livre papier, deux objets dont on avait annoncé le caractère obsolète, l’auteur se livre ainsi à un éloge des choses qui rendent notre monde habitable et qui l’enchantent. Citant L’essai sur le juke-box de Peter Handke, il affirme ainsi que “les choses donnent à voir le monde”. “En même temps que des choses, nous perdons aussi des lieux”.

Réviser son rapport à la Terre

La numérisation du monde actuel abolit tout vis-à-vis, comme nous l’avons tous expérimenté, seuls face à nos écrans muets et aveugles. De la sorte, elle modifie également notre rapport à l’autre, en supprimant l’empathie, par l’abolition du regard. L’analyse phénoménologique des nouveaux objets que sont le smartphone, le selfie ou l’intelligence artificielle aboutit à une critique radicale du monde contemporain.

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Au terme de cette réflexion philosophique d’une actualité brûlante, Byung-Chul Han réclame une révision de fond en comble de notre “rapport à la terre”, qui irait bien au-delà de la seule exigence de durabilité tellement rebattue aujourd’hui, car explique-t-il, “l’écologie doit être précédée d’une nouvelle ontologie de la matière”.

Il ne s’agit pas pour lui de “sauver le monde” ou la planète, mais plus prosaïquement – et sans doute plus fondamentalement aussi – de sauver les choses pour préserver leur âme et la nôtre. Un essai revigorant.

Byung-Chul Han, La fin des choses. Bouleversements du monde de la vie. Actes Sud 2022.

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