Un peu moins d’un an après le premier tome, recensé par Frédéric Ferney, Jean-François Kahn, 84 ans désormais, a sorti la suite de ses Mémoires d’outre-vies (L’Observatoire).
Débutant par un petit-déjeuner en 1983 avec François Mitterrand, l’ouvrage revient sur une trentaine d’années de vie médiatique, passées à la tête de l’Evénement du jeudi puis de Marianne, et ponctuées par la triste affaire du « troussage de domestique », épisode sur lequel le journaliste n’a pas pu faire d’impasse.
Une décennie violente
Les mémoires reviennent d’abord sur l’aventure de la création du premier titre, traversée par mille péripéties qui auraient toutes pu mettre fin à l’initiative. En cette année 1984, alors que la gauche a déjà ouvert la parenthèse libérale, Jean-François Kahn lance l’idée d’un journal qui appartiendrait à ses lecteurs. L’annonce est faite en direct dans « Droit de réponse », chez Michel Polac, puis quelques centaines de milliers de lettres sont envoyées presqu’au hasard à de potentiels futurs lecteurs intéressés. Un jour se passe. Puis quatre. Pas encore le moindre retour. Une « sourde appréhension » commence à se faire sentir. On ne fera pas de faux suspens ici : l’opération fonctionne finalement et elle attire à elle des anciens lecteurs déçus du Nouvel Obs et de l’Express, séduits par la promesse d’ « indépendance rédactionnelle radicale ».
La décennie qui s’est ouverte par la victoire de François Mitterrand est assez animée pour ne pas dire violente. Alors que la gauche s’adapte au dur exercice des responsabilités, les anciens ministres de la droite, désormais dans l’opposition, sont devenus des garnements turbulents, appuyés par une presse de droite sous la coupe du groupe Hersant.
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On entend presque Maurras promettre le renversement de la République « par tous les moyens, y compris légaux » quand Alain Peyrefitte, ancien ministre discipliné sous de Gaulle et Giscard, appelle au renversement du pouvoir socialiste « même par d’autres moyens que celui des urnes ». Dans cette période marquée par la guerre froide et par une logique de blocs politiques rigide, l’Evénement du jeudi vient se positionner plutôt à gauche, sans récuser totalement le libéralisme économique, cherchant à « dépasser les clivages partisans » mais sans correspondre tout à fait à la deuxième gauche rocardienne. La partie sur les années 1980 des mémoires de JFK ne sont pas la Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary de Guy Hocquenghem, texte envolé qui avait montré l’adaptation des anciens camarades d’extrême gauche aux années fric.
Quand la gauche reprend les commandes en 1988 après la brève cohabitation et fait entrer au gouvernement des ministres venus du centre, deux d’entre eux glissent à Jean-François Kahn que le « rejet réitéré du manichéisme bipolaire [exprimé par le journal] avait contribué à leur acceptation d’intégrer le gouvernement formé par Michel Rocard ». De là à dire que ce sont dessinées dans l’Evénement du jeudi les prémices de l’ « extrême centre » et du « en même temps »…
Fusion libérale-libertaire
On passera rapidement sur l’abus de comparaisons stylistiquement un peu lourdes, du type : « le couple Balkany, qui était à la morale publique ce que les filles publiques sont à la morale privée » ; « le « peuple de gauche » était au peuple réel ce que le veuve-cliquot était aux boissons gazeuses » ; « [les faits divers] devinrent à l’actualité ce que le blanc d’œuf était à la meringue et le fromage au soufflé ». Un style de tournure qui fait parfois encore moins plaisir au comparant qu’au comparé, et qui poussa même le fabriquant du « Caprice des dieux » à porter plainte contre le journal pour avoir servi d’analogie étrange avec Pierre Méhaignerie.
Le journal se distingue dans les années 80 avec des dossiers sur « les salauds » et « les cons ». En 1985, Kahn dresse un sévère réquisitoire contre Jean-Marie Le Pen, accusé de souffler sur les braises et de jouer sur les peurs, non sans tacler quand même une bonne partie de la gauche, en précisant ceci : « Qui ne voit pas qu’avoir jeté par-dessus bord l’idée de nation, le concept de travail, la nation de famille, à voir du « conformisme » partout où il y avait du civisme, du fascisme latent là où il y avait une légitime aspiration à la sécurité, de l’autoenfermement autarcique dans toute invite à contrôler les flux migratoires, à confondre dans le même opprobre l’ordre en soi assimilé à l’oppression en soi et toute exigence morale à de l’obscurantisme, on fait le lit de ceux qui, aujourd’hui, derrière Le Pen, crachent à jets continus contre notre nation, réhabilitent les ex-traîtres à la patrie, insultent à profusion le monde du travail, distillent la haine du prochain et proposent leur désordre immoral en modèle à une société en panne d’idéal et de repères ? »
Avec cette tendance à délivrer bons et mauvais points aux uns et aux autres, à reprocher à Le Pen d’être trop lepéniste et aux autres de ne l’être pas assez, on finirait par retrouver quelque chose de François Brunel, chanteur révolté des Inconnus campé par Bernard Campan, qui après s’en être pris à toute la classe politique, finissait par trouver chez les uns et les autres quelques bons points :
« […] François Mitterrand qu’est un bon président
Charles Pasqua qu’a pas toujours fait n’importe quoi
Et Giscard et Lecanuet, ils ont quand même leurs bons côtés
Et pour Chirac faut dire aussi qu’il a fait beaucoup pour Paris
Quant à Jean-Marie le Pen, il dit pas que des conneries »…
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À la logique rigide des blocs droite-gauche des années 80, suit dans les années 90 une quasi-fusion entre la droite libérale et la gauche libertaire. À certains moments, on retrouverait presque l’analyse de Jean-Claude Michéa. C’est l’avènement de ce que Jean-François Kahn appelle la « pensée unique » (il invente l’expression), et qui fait écrire au Figaro et au Nouvel Obs la même chose que Le Point et Libération. C’est dans ce contexte que naît Marianne, au milieu de la décennie, qui essaie alors de sortir du ronron médiatique et propose un point de vue un peu hétérodoxe, sur les guerres balkaniques par exemple. L’hebdomadaire offre alors une ligne éditoriale proche du national-républicanisme de Jean-Pierre Chevènement ou de Philippe Séguin (sans lui être tout à fait acquise). Chevènement fait d’ailleurs l’objet d’un éloge contrasté de JFK. Il a eu « souvent le grand tort de rigidifier jusqu’à la caricature sa façon d’avoir, souvent, profondément raison ». Mais même si Jean-François Kahn (et une bonne partie du journal) restent attachés à la construction européenne, de telles accointances lui valent quand même une haine tenace de la part des annonceurs et du milieu journalistique. Quand le titre décide d’intégrer dans son logo une allusion graphique à La liberté guidant le peuple, bannière tricolore comprise, il est carrément suspecté d’être devenu un magazine d’extrême droite.
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Portait d’Elisabeth Lévy
Dans ce bouillonnement des années 90, quelques figures émergent au sein du journal, comme Claude Askolovitch, « globalement en désaccord profond » avec la ligne du journal (et qui tira de cette non-communauté de valeurs une « jouissance profonde ») ; Natacha Polony, dotée d’ « une volonté de fer, des convictions d’airain, une anti-pensée unique de bronze, un révolutionnarisme social de cuivre et un conservatisme sociétal de plomb » ; et Elisabeth Lévy, dont « seule sa façon d’être « contre » permettait de définir l’espace dans lequel elle investissait son plaisir d’être « pour » ». « Etrangement, j’avais hésité à l’engager, parce que je lui soupçonnais des indulgences pour l’islamisme algérien (sic). Eruptive, joyeuse, drôle, sans peur sinon sans reproche, adepte, non comme feu Edgar Faure de « l’indépendance dans l’interdépendance » mais de la tolérance dans l’intolérance, ou l’inverse (…) elle rejetait radicalement les opinions qu’elle ne partageait pas, mais toujours, au nom du pluralisme, en favorisait l’expression ! En favorisait et non en acceptait. Une rage de trop m’avait contraint à une séparation qui ne se solda jamais par une rupture. La gauche médiatique lui fit un procès quelque peu maccarthyste en réaction à sa dénonciation des « mensonges » justificateurs qui accompagnèrent et suivirent la guerre du Kosovo, alors qu’il apparut assez vite qu’elle avait, en l’occurrence et au moins sur ce point, tout juste. Cet épisode et d’autres, alors qu’elle ne cessa de progresser stylistiquement et conceptuellement (mais pas en tolérance), l’emmena, hélas, à faire de la gauche sa boussole, presque son unique boussole : elle attendait ses verdicts pour prendre la position inverse ».
Bon, ça va, la patronne ne s’en sort pas trop mal.
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