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De l’écologie à l’écosophie

L’écologie telle qu’on la pratique aujourd’hui est-elle dans une impasse ?


De l’écologie à l’écosophie
Le Départ, Thomas Cole, 1838 © Corcoran Collection / Wikimedia Commons

L’écologie s’oppose au modèle occidental: comment «sauver la nature» en défendant le transhumanisme et la surconsommation? En respectant les êtres vivants comme ses semblables, l’être humain fera un geste pour l’environnement.


L’écologie telle qu’on la pratique aujourd’hui est-elle dans une impasse ? Les discours et comportements qu’elle inspire la montrent en tout cas traversée par des contradictions qui sont pour une grande part celles du monde actuel dont il lui faudrait, pour être fidèle à elle-même, changer radicalement le logiciel : ce qu’ambitionne de faire l’écosophie en tant que « sagesse de l’habiter », théorisée par Félix Guattari (Les Trois Écologies, 1989) puis par Michel Maffesoli (Écosophie, 2017). Or, à force de sonner le tocsin en prévision d’une apocalypse environnementale dont personne ne peut dire avec certitude si elle aura lieu ni dans quels délais, on est en train de perdre de vue que l’« environnement » ne se réduit pas pour l’homme à la nature, dévastée ou sanctuarisée ; et que l’écologie est justement censée apporter une connaissance avisée de ce qu’il conviendrait de faire, à titre individuel et collectif, pour préserver les liens vitaux entre les êtres vivants et leur « habitat », proche ou plus lointain selon l’extension reconnue à la biosphère.

À force aussi d’inciter les citoyens de tous les pays à se montrer « écoresponsables » en triant leurs déchets, en économisant l’eau et en mangeant bio (s’ils en ont les moyens financiers), tout en dénonçant comme il se doit l’indifférence ou le cynisme des pollueurs et des profiteurs, on est en passe d’oublier que l’écologie est, selon Ernst Haeckel et au sens large du terme, « le savoir des conditions d’existence ». Constituant de ce fait même l’axe et le moteur de tout grand projet anthropologique et civilisationnel, elle ne saurait se limiter à une contre-culture protestataire. Si utile soit-elle quant aux menaces réelles qui pèsent sur l’environnement, la dénonciation permanente risque même de devenir l’arbre qui cache la forêt. À défaut qui plus est de porte-parole qui soit à la hauteur du message « holistique » qui est le sien, cette écologie globale et profonde reste pour l’heure dans les limbes ou se caricature elle-même dans des discours intégristes et totalitaires à la Sandrine Rousseau.

L’environnement de l’homme est autant naturel que culturel

Pas d’écologie vraiment responsable certes sans une attention respectueuse à l’endroit de l’environnement, mais à condition de rappeler qu’il est pour l’être humain culturel au moins autant que naturel. On ne grille donc pas les feux rouges à vélo en écoutant le chant des oiseaux dans son casque ! On ne reste pas rivé à son siège dans le bus ou le métro pour mieux consulter son portable en ignorant délibérément ceux et celles qui debout vous entourent. La liste serait longue des gestes quotidiens qui agressent le « monde de la vie » – le Lebenswelt cher aux phénoménologies – autant que les pesticides empoisonnent les aliments.

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Comment donc se dire aujourd’hui « écologiste » tout en s’accommodant de la perte de contact direct avec le monde environnant due à l’usage illimité des nouvelles technologies ? Personne ne peut évidemment savoir si les milliers de zombies qui hantent aujourd’hui les trottoirs des villes, les yeux fixés sur leur portable, sont dans le même temps des écolos convaincus ; mais le spectacle offert par les voyageurs qui ne lèvent pas les yeux sur le paysage durant tout le trajet qu’ils effectuent en train, laisse perplexe quant à la compatibilité entre une vision du monde demeurée « géopoétique », pour parler comme Kenneth White (Une apocalypse tranquille, 1985), et la cécité des Terriens pour qui le monde réel n’est plus qu’un décor négligeable. Quelles solutions l’écologie militante apporte-t-elle à ce divorce grandissant ?

« Côte vue avec Apollon et la Sibylle de Cumes » de Claude Lorrain (1645)

Ajoutons à cela qu’une bonne partie des comportements quotidiens érigés en vertus écocitoyennes et sanctifiés par les larmes de Greta Thunberg relevait il y a quelques décennies encore de l’éducation élémentaire, populaire comme bourgeoise : se laver souvent les mains, ne pas jeter ses déchets dans la rue, éviter de faire du mal aux êtres vivants et ne pas gaspiller nourriture et argent. La plupart de ces vertus « écologiques » ont depuis lors prospéré sur les ruines des systèmes éducatifs, scolaires autant que familiaux, et l’on tente aujourd’hui de réparer tant bien que mal ce qui a été détruit par l’idéologie progressiste voulant que la désinhibition des individus ne connaisse aucune limite et que la nature soit exploitable à merci. Souvent suspectée d’être en son essence « réactionnaire », car critique envers le monde moderne régi par l’industrie, l’écologie doit aujourd’hui apporter la preuve que la confiance retrouvée envers la nature n’est pas un songe creux, mais inaugure au contraire la seule forme de progrès qui, non contente de garantir la survie de l’homme et des espèces vivantes sur terre, accorde un surcroît de dignité à l’être humain.

L’écologie doit défendre toutes les natures, y compris celle de l’homme

Car c’est bien à l’idéologie du Progrès que l’écologie se heurte plus que jamais en dénonçant – avec raison – le cynisme des puissances financières et l’irresponsabilité des pouvoirs politiques. Force est cependant de constater que cette idéologie est relayée par tous ceux et celles qui s’identifient au rôle de « consommateur » qui leur a été imposé par la société marchande, qui tire ainsi le meilleur parti de l’individualisme contemporain et de l’appétit de jouissance immédiate qui le caractérise. Car la vraie question n’est pas de consommer mieux ou moins, mais de cesser de « consommer » pour être enfin libre de choisir et d’acheter ce dont on a vraiment envie ou besoin. Quand va-t-on s’insurger pour de bon, comme on a commencé à le faire dans les années 1970, contre cette indignité qu’est en soi une société « de consommation » ? Réciter chaque jour son bréviaire écocitoyen puisque c’est « bon pour la planète » n’a pourtant de sens que si ce respect retrouvé pour l’environnement permet aussi de prendre peu à peu conscience du rôle régulateur de la nature et de ses effets réparateurs sur les comportements humains.

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Mais pourquoi d’ailleurs respecterait-on la Nature quand on déconstruit allègrement la « nature humaine » à laquelle le transhumanisme s’apprête à donner le coup de grâce ? La déconstruction de l’une comme de l’autre ne date pas d’hier il est vrai, et coïncide avec l’entrée de l’humanité occidentale dans les Temps modernes. Si aucune « nature » n’est commune aux êtres humains, on ne voit pas en effet l’intérêt de se référer à une nature environnante censée être la gardienne des repères identitaires les plus élémentaires. C’est bien pourquoi d’ailleurs l’éviction de l’une n’est pas allée sans celle de l’autre, et pourquoi l’écologie se trouve à ce sujet coincée entre l’enclume et le marteau : d’un côté, pour ne pas désavouer les idéaux progressistes, elle approuve les manipulations rien moins que naturelles visant à « augmenter » ou au moins modifier l’être humain ; de l’autre, elle refuse de s’aventurer, par respect pour ce qu’il y a en lui de « naturel », sur ce terrain anthropologique d’ores et déjà miné par des interventions artificielles aux effets inconnus. Du moins l’écologie militante oblige-t-elle à ne plus nier l’évidence : si l’idéologie du Progrès interdit, au moins en principe, de « dénaturer » les êtres humains par des traitements indignes, elle n’a par contre jamais dissuadé de considérer la nature comme un capital matériel exploitable à volonté ; cette mentalité prédatrice se pensant légitimée par la nécessité de maintenir en activité la machine économique afin de nourrir un nombre croissant d’êtres humains. Une écologie vraiment responsable ne devrait-elle donc pas appeler à une limitation volontaire mais drastique du nombre de ces prédateurs potentiels ?

« Paysage avec un village au loin » de Jacob van Ruisdael, (1646)

L’écosophie va d’emblée plus loin en reconsidérant la place de l’homme sur terre, invitant du même coup l’espèce humaine à abandonner l’anthropocentrisme qui a fait son éphémère supériorité, et à rentrer dans le rang en rejoignant les autres êtres vivants qui ont autant de « droits » qu’elle à habiter la planète ; aucun d’entre eux n’étant affligé de ce fardeau qu’est la liberté humaine dont le mésusage a déréglé les écosystèmes. Si sagesse il y a là, ce fut celle des ermites chrétiens cohabitant avec les bêtes sauvages, des taoïstes folâtrant dans le « Vide parfait », et des bouddhistes attentifs à ne détruire aucun être vivant. Rien n’est si simple dans la situation actuelle, et le débat sur la « viande cellulaire » témoigne de l’imbroglio de plus en plus inextricable entre nature et culture : faut-il recourir à des techniques de plus en plus sophistiquées pour ne pas attenter à la vie animale et donc protéger la nature ? Mais que faire en ce cas des milliers de sangliers qui, comme d’autres bêtes sauvages, ravagent les cultures et dont la population ne cesse de croître, en Corse en particulier ? Les Suisses répondraient sans doute à la question par une votation. Les Français préfèrent en débattre à l’infini, comme le faisaient jadis les théologiens du sexe des anges, de l’âme des fœtus et de celle des femmes. Ce qui conduit à penser que, dans un monde sans Dieu, l’écologie est devenue une nouvelle théologie.

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Juin 2022 - Causeur #102

Article extrait du Magazine Causeur




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est philosophe et essayiste, professeur émérite de philosophie des religions à la Sorbonne. Dernier ouvrage paru : "Jung et la gnose", Editions Pierre-Guillamue de Roux, 2017.

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