1. Puisque la vie est courte, les livres devraient être minces, disait Roorda.
« Quand quelqu’un vient à passer, je me retire de la fenêtre, non pas pour lui épargner la peine de me saluer, mais davantage pour m’épargner l’embarras de voir qu’il ne me salue pas. » La phrase est de Lichtenberg. Il fait partie de ces auteurs qu’on ne salue pas, même si on leur reconnaît une forme de génie humoristique. Il n’est pas le seul dans ce cas. La plupart des écrivains − et ce sont souvent les meilleurs ou, tout au moins, ceux que je préfère − qui font tenir un roman en une page et un essai en quelques aphorismes passent pour désinvoltes et indignes de la considération du lecteur. Ce dernier ne saurait se contenter d’un hors-d’œuvre, il veut le plat de résistance… et copieux si possible.
Il est vrai que des génies ont écrit de gros livres sur le Capital, la Sexualité, le Travail ou le Temps. Mais mon fidèle Roorda, dont les éditions Allia publient les chroniques sous le titre Les Saisons indisciplinées, assure qu’il ne les lira pas, arguant que, puisque la vie est courte, les livres devraient être minces. Et puis, ajoute-t-il, si l’écrivain avait des égards pour les lecteurs pressés, il rassemblerait dans une dernière page les phrases les plus remarquables de son œuvre. C’est ce que fit André Gide après avoir achevé Paludes, ajoutant même une page blanche, respectant ainsi l’idiosyncrasie de chaque lecteur en lui laissant le soin de la remplir à sa guise. Ce qui est, sans doute, la manière la plus courtoise d’éviter à l’auteur l’embarras de voir qu’on ne le salue pas.
2. Le voyage immobile de Peter Bichsel.
S’il est un écrivain qui a cultivé la forme brève avec une simplicité radicale qui le place aux côtés de Peter Altenberg, de Ludwig Hohl ou de Robert Walser (libre à chacun d’ajouter ses auteurs de prédilection…), c’est bien le Soleurois Peter Bichsel, né en 1935, auquel est consacré le remarquable Zimmer 202 – l’un des meilleurs documentaires jamais tournés sur un écrivain.[access capability= »lire_inedits »] Il reflète si précisément le tempérament taciturne de cet instituteur qui ne se prend pas pour un grand écrivain (« Je ne suis pas assez fou », précise-t-il), que même un voyage à Paris lui semble incongru. Il s’était d’ailleurs juré de ne jamais y mettre les pieds. Il consentira finalement, sur l’insistance du réalisateur Éric Bergkrauf, à prendre le train de Bâle à Paris, à la condition expresse de ne jamais quitter l’enceinte de l’Hôtel Gare de l’Est, où il occupera la chambre 202. Chaque nuit, une grille métallique l’isole de la ville et c’est dans ce no man’s land qu’il établit son univers poétique. Je ne connais pas de manière plus intelligente de voyager que celle de Bichsel : humer l’agitation d’une ville d’un seul point de vue, celui qui vous permet d’être le plus réceptif et le plus créateur.
Par ailleurs, ce documentaire esthétiquement parfait est hilarant, car sous son air bougon Peter Bichsel cultive un humour décalé à la Buster Keaton, façon helvète. Ce n’est pas un hasard qu’il a été adoubé par les deux plus grands écrivains suisses du XXe siècle, Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt. Et que le critique allemand Peter von Matt juge que les vies minuscules et les rencontres de bistrot racontées par Bischsel ont atteint « le plus haut niveau de la narration moderne ». Le Prix Schiller l’a récompensé, en attendant peut-être le Nobel. Ce qui serait d’autant plus ironique qu’en écrivant, Peter Bichsel, tout comme Henri Roorda et même Walser, ne songeait qu’au rédacteur en chef qui avait un bas de page vide à remplir et n’attendait d’eux que quelques lettres posées sur le papier.
Après avoir, peut-être, excité la curiosité du lecteur de cette chronique, peut-être vais-je maintenant le décevoir avec ces deux ou trois miniatures de Peter Bichsel. Par exemple, celle-ci :
« Jamais encore, je n’avais entendu un si beau discours funèbre, dit la dame à l’orateur, et l’orateur la remercia pour le compliment. J’ai juste une question, dit la dame : en fin de compte, vous le haïssiez ou vous l’aimiez ? »
Ou encore :
« Le condamné à perpétuité à qui on demande comment il fait pour supporter toutes ces années de prison, de répondre : » Tu sais, je me dis toujours que ce temps que je passe ici, dehors, je devrais le passer aussi. » »
Et enfin (si vous n’êtes pas séduit, je ne suis pas votre homme et Peter Bichsel non plus) :
« Oui, bien sûr, dit l’octogénaire à l’occasion de son anniversaire, lorsqu’on le félicita d’avoir une si bonne mémoire… oui, mais ce sentiment toujours d’avoir oublié quelque chose…
À l’âge de vingt-deux ans, il avait projeté de se suicider. » »
Rien que pour le plaisir d’évoquer Peter Bichsel, je ne regrette pas, moi non plus, cet oubli. Maintenant, les bons conseils étant donnés pour ne pas être suivis, je vous dissuade fermement de vous procurer À la Ville de Paris, de l’ami Bichsel, aux Éditions d’en bas à Lausanne, ainsi que Le Laitier ( L’Âge d’Homme ) dans lequel Madame Blum, qui aimerait bien faire la connaissance du laitier, se contente de lui laisser de petits billets devant sa porte : cent grammes de beurre, deux litres de lait… Cette miniature date de 1964. Madame Blum n’a pas pris une ride et elle dépose chaque jour encore de petits mots à l’intention du laitier qu’elle aimerait peut-être, mais rien n’est moins sûr, apprendre à connaître d’un peu plus près. Elle n’est pas assez folle pour cela. Ou peut-être l’est-elle trop.
3. Arnold Böcklin, Ferdinand Hodler et Giovanni Segantini à Berne.
Jusqu’au 18 août se tient au Kunstmuseum de Berne une exposition « Mythes et Mystères » qui mériterait plus que quelques lignes sur le symbolisme et les artistes suisses. Certes, elle ne vaut pas « L’Ange du Bizarre » au musée d’Orsay, mais Berne est certainement une des capitales les plus charmantes d’Europe qui a, en outre, le privilège d’être l’une des moins touristiques. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut admirer, sans être bousculé, les tableaux de Böcklin (le peintre préféré de Freud), de Segantini, auquel Karl Abraham a consacré un essai, et de Hodler, qui participa à la Sécession viennoise. Avec eux, et de nombreux autres artistes moins connus comme Eugène Laermans ou Eugène Grasset, ce n’est plus l’ange du bizarre qui plane sur l’exposition, mais celui de la mélancolie. Une inquiétante étrangeté et une lassitude morbide saisissent le visiteur qui se reconnaîtra dans Les Âmes déçues, chef-d’œuvre de Ferdinand Hodler, avant d’être emporté vers L’Île des morts par Arnold Böcklin. Un voyage sans retour possible avec pour seule consolation pour les élus, c’est-à-dire ceux qui auront fait le pèlerinage à Berne, une belle sépulture sur l’île, à la différence de la masse ordinaire qui, elle, sera engloutie par Hadès. Vous avez donc tout intérêt à vous rendre à Berne et même à pousser jusqu’à Soleure : avec un peu de chance, vous y croiserez Peter Bichsel et le laitier de Madame Blum.[/access]
*Photo: Les âmes déçues, Hodler 1892
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !