L’air du temps du cinéma n’est pas forcément à la rigolade. Mais quand ressort sur grand écran Chantons sous la pluie, il faut à tout prix baisser la garde et savourer ce cinéma dont on a perdu la recette. Tout le reste est secondaire sans être insignifiant.
Champagne !
Chantons sous la pluie, de Stanley Donen et Gene Kelly
Sortie le 1er juin
« Les films vieillissent peut-être moins que nous », peut-on lire au détour du nouveau et très réjouissant livre d’Éric Neuhoff, Petit éloge amoureux des cinémas, qui vient de paraître aux éditions Privat et que tout cinéphile se doit de lire. Parce que la mauvaise foi et le bon goût (à moins que cela ne soit l’inverse…) du critique cinéma du Figaro font ici merveille. Et en revoyant pour la énième fois Chantons sous la pluie, on se dit que oui, décidément, le film n’a pas pris une ride, contrairement à nous. Il faut en prendre son parti, seuls les navets virent à l’aigre. Les films qui nous sont nécessaires ne cessent de l’être tout au long de notre vie et on peut être certain que cette flamme-là ne s’éteindra pas. D’autres viendront qui seront sous le charme du film de Donen et Kelly, dans lequel s’ébattent en beauté non seulement ce dernier mais aussi Debbie Reynolds, Donald O’Connor et Jean Hagen, entre autres – sans oublier, surtout, Cyd Charisse. Peu importe que l’histoire tienne dans un mouchoir de poche et puisse se résumer à « Don tombe amoureux de Kathy qui le lui rend bien et dont il fera une vedette de cinéma en même temps que sa femme ». Toutefois, l’histoire se déroule à Hollywood à l’aube du parlant. Cette époque et l’univers qui va avec font partie intégrante du propos. Entre voix de casserole des stars du muet et énormes micros impossibles à dissimuler dans le décor, tout rappelle ici les premiers temps d’un futur âge d’or. C’est pourquoi, le film vaut d’abord pour cette mise en abyme cinématographique : les auteurs du scénario développent un sens aigu de l’autodérision en exposant les gros travers et les petits défauts d’un milieu qu’ils connaissent par cœur. Tournées minables, débutants anxieux, égocentrisme des uns, jalousie des autres, sans oublier la naïveté du public, rien ni personne n’est épargné dans ce joyeux jeu de massacre qui ne se prend jamais au sérieux.
La séance peut donc commencer et les fantômes venir à notre rencontre. Mais cette fois, contrairement à ceux qui habitent le Nosferatu de Murnau, ils sont beaux, charmants et délicieux. Et tant pis si les esprits chagrins ne succombent pas aux sortilèges de la scène du film au cours de laquelle Gene Kelly est tellement submergé par l’amour qu’il porte à Kathy qu’il ne ressent rien des trombes d’eau qui s’abattent sur lui. Il pleut, il pleut, il pleut sans cesse, mais rien ne peut venir perturber ce moment de pure félicité. À part bien entendu un policeman qui douche quelque peu l’amoureux démonstratif, mais ne parvient pas à enrayer la machine à fabriquer du bonheur chez le spectateur. Ainsi va le film avec au total plus de soixante minutes de musique et de chansons sur une durée totale de cent quatre minutes. Le décompte précis permet de mesurer combien on baigne dans un torrent de notes presque ininterrompu. Rappelons qu’il faudra toute la folie du tandem Demy-Legrand pour qu’un film soit musical de la première à la dernière seconde. Mais heureusement, Chantons sous la pluie n’a pas le temps d’être bavard, trop occupé qu’il est à déployer toutes les stratégies propices à l’établissement, une bonne fois pour toutes, de la joie de vivre sur cette terre. On peut trouver l’entreprise folle, voire désespérée. On peut au contraire se réjouir que le cinéma, quand il est ainsi à son meilleur, se donne pour mission d’enchanter ou de réenchanter le monde. Ce dont seuls les nigauds se plaindront. Les autres se délecteront des morceaux de bravoure que sont les numéros musicaux intitulés « Broadway Ballet », « Make ’Em Laugh » évidemment et « Good Morning » pour n’en citer que trois. Si aucun ne vous donne l’envie de vous lever de votre siège et de rejoindre sur l’écran ces fous dansants, c’est assurément bien désolant.
Le tandem composé par Stanley Donen et Gene Kelly, né avec Un jour à New York, en 1949, trouva avec Chantons sous la pluie l’aboutissement idéal de cette collaboration artistique. Trois ans après, avec Beau fixe sur New York, ils récidivent pour une troisième et ultime fois. Mais le résultat est moins brillant, moins insouciant, moins drôle aussi. Comme si la magie n’avait réellement opéré qu’une seule fois. Oui, mais quelle fois…
Soupe au lait
Les Crimes du futur, de David Cronenberg
Sortie le 25 mai
Le nouveau film du réalisateur canadien est sorti en salles, tout auréolé d’une réputation sulfureuse. Cette dernière était en outre portée par une bande-annonce particulièrement racoleuse et faussement scandaleuse. Depuis Crash, où il mêlait allégrement sexe, mutilation et grosses voitures, Cronenberg semble s’être épuisé. On s’ennuie ferme en regardant l’évocation d’un futur qui ressemble bigrement à un autre film de… Cronenberg mâtiné d’Alien et autres films de monstres. Afin de cocher toutes les bonnes cases du cinéma actuel, le réalisateur n’oublie pas d’ajouter une pincée d’écologie tendance « le plastique est indigeste ». On se demande ce que Léa Seydoux est allée faire dans cette galère. Curieuse carrière, quand même, de celle qui illumina le dernier film de Bruno Dumont, France, et se retrouve malgré tout régulièrement dans des productions internationales plutôt indigentes.
Cognac
Juste avant la nuit : Michel Bouquet, de Jean-Pierre Larcher
Sortie le 1er juin
« Tous les grands auteurs ont des conversations insensées, toutes les nuits, à discuter entre eux, à travailler comme des dingues, dans un autre monde. Ils parlent entre eux après une représentation théâtrale où ils ont été présents, c’est la vie de l’esprit qui est en jeu, ça mérite le respect, ça mérite qu’on se sacrifie. » C’est ce que dit Michel Bouquet dans ce documentaire réalisé par Jean-Pierre Larcher et que le décès récent du comédien-monstre rend plus vibrant encore. L’acteur se livre en revenant notamment sur Pinter, Ionesco, Camus, Strindberg et quelques autres de renom. Dans une mise en scène parfois affectée, ce qui se joue est bien plus important que tout le reste. Soit le regard sur lui-même d’un comédien qui fut au cinéma comme au théâtre l’incarnation de la perfection. Chaque rôle semble être tout à la fois et le premier et le dernier. Avec dans le jeu, une fièvre et une urgence que vient comme relativiser un travail de tous les instants. Tel était assurément Bouquet.