Pour le centenaire de la mort de Marcel Proust, A la recherche du temps perdu est réédité dans la Pléiade sans aucune note de texte. L’occasion de ne plus se laisser intimider par une œuvre fleuve qu’il est tout à fait possible d’aborder avec un œil neuf et innocent.
Le témoignage le plus émouvant des dernières années de Marcel Proust, qui meurt le 18 novembre 1922, est un poème. Il est écrit par un jeune diplomate déjà assez lancé dans le monde des lettres, un certain Paul Morand, qui fréquente Proust depuis 1916. Proust a même préfacé le premier livre de Morand, Tendres Stocks en 1921. Il faudrait citer toute cette Ode à Marcel Proust parce que Morand, comme à son habitude en littérature, comprend tout, tout de suite :
« Proust, à quels raouts allez-vous donc la nuit
pour en revenir avec des yeux si las et si lucides ?
Quelles frayeurs à nous interdites avez-vous connues
pour en revenir si indulgent et si bon ?
et sachant les travaux des âmes
et ce qui se passe dans les maisons,
et que l’amour fait si mal ? »
Ce que Morand saisit d’emblée ? Un épuisement physique, une réclusion volontaire pour mener à bien le grand œuvre. Il décrit Proust, enfermé dans la chambre tapissée de liège du boulevard Hausmann. Le liège, pour étouffer le bruit et fixer la poussière afin de ralentir les crises d’asthme épuisantes. Mais Morand comprend aussi que le mondain, le snob, l’esthète délicat, pure fleur vénéneuse des salons comme Robert de Montesquiou, est en fait un génie. Celui qui court tous les dîners, toutes les premières, celui à qui on en veut d’avoir reçu le prix Goncourt en 1919 pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs – face à l’ancien combattant Roland Dorgelès et ses Croix de bois – mène une course désespérée contre la maladie. Préférer un dandy à moitié juif et inverti à un poilu héroïque, ça ne se fait pas. Avec en plus le soutien de Léon Daudet, de l’Action française ! Mais, comme il le fera dix ans après pour Céline et son Voyage, Daudet se moque de l’idéologie. Il sait reconnaître une œuvre majeure quand il en voit une.
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Morand saisit lui aussi que ce fameux snobisme proustien cache un travail monumental dont une partie sera d’ailleurs posthume. Il comprend la bonté de Proust, cette bonté que donnent, aux saints et aux génies, la compréhension totale du monde et l’absence de jugement. Proust apparaît à Morand comme un voyageur immobile, un Ulysse intérieur dont l’Ithaque est un livre à écrire, un livre qui raconte comment et pourquoi s’écrit le livre total que vous êtes déjà en train de lire, dans un étrange paradoxe temporel : À la recherche du temps perdu se termine précisément quand le narrateur va… se mettre à l’écrire !
La Recherche ressemble à Ouroboros, le serpent de la Grèce Antique qui se mange lui-même, formant un cercle, et figure le symbole de l’éternité et de l’éternel retour. Qui a terminé cette lecture n’a plus qu’à la recommencer, depuis le début. Si Proust, quand il en a encore la force, sort dans les salons, c’est pour mieux rentrer en lui-même, une fois seul, explorer comment « notre moi est fait de la superposition de nos états successifs ».
Pour commémorer le centenaire de sa mort, deux volumes de la Pléiade paraissent dans un tirage spécial, sans la moindre note. Le pari est audacieux : ce genre de publication ne serait-il pas réservé aux proustiens familiers d’une œuvre réputée difficile ? On peut penser le contraire. Les notes, les variantes, les appendices, tout cela intimide. Pourquoi ne pas aborder Proust avec innocence ? Entrer d’emblée dans le texte, c’est suivre le chemin de ce petit garçon qui a du mal à s’endormir sans le baiser maternel (Du côté de chez Swann) et qui trouve, plus tard, dans une madeleine trempée dans du thé, la magie d’un univers tout entier reconstitué à partir d’un phénomène de « mémoire involontaire ». À l’autre bout de la Recherche, dans Le Temps retrouvé, c’est un homme mûr qui trébuche sur un pavé de la cour de l’hôtel particulier de la princesse de Guermantes et qui voit, dans cet incident qui le ramène au passé, le texte qu’il va enfin pouvoir écrire.
Proust, un sociologue balzacien
Une commémoration est aussi l’occasion de renouveler ou de proposer d’autres angles de lecture d’une œuvre. Dans Proust et la société, Jean-Yves Tadié rappelle qu’à l’explorateur du monde intérieur, il faut ajouter un Proust profondément inscrit dans une époque et un milieu. Né en 1871, il est un enfant de la bourgeoisie de la IIIe République, appartenant par son père au monde médical et par sa mère juive à celui de la finance.
Il se fait le peintre des salons et des milieux populaires – comme les domestiques, avec le personnage de Françoise – mais aussi, grâce à son homosexualité, de sociétés interlopes et des bordels.
Méprisant Zola mais adorant Balzac, il se mue en sociologue d’une nouvelle comédie humaine : il sait réintroduire les mots du peuple dans le roman, comme le personnage du directeur de l’hôtel de Balbec et ses « cuirs » célèbres. Il étudie le remplacement de la vieille aristocratie par la bourgeoisie triomphante, et la technique qui va avec : la voiture, le téléphone, les « aéroplanes ». Rien d’intemporel dans cette œuvre où l’on retrouve même des scandales politiques du temps et les échos de l’affaire Dreyfus, pour qui Proust avait pris fait et cause •
Jean-Yves Tadié, Proust et la société, Gallimard, 2021.
Proust, difficile ? Non, si l’on comprend que cet homme a l’intuition que nous vivons dans deux temps distincts, parce que nous les ressentons différemment. Dans un troisième volume de la Pléiade, Essais, qui paraît également sous la direction d’Antoine Compagnon, on peut lire dans les Chroniques : « Les romanciers sont des sots, qui comptent par jours et par années. Les jours sont peut-être égaux pour une horloge, mais pas pour un homme. Il y a des jours montueux et malaisés qu’on met un temps infini à gravir et des jours en pente qui se laissent descendre à fond de train, en chantant. »
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La durée est subjective, et quand on lit Proust, il arrive que cinq minutes prennent trente pages et que trente ans prennent cinq lignes. On ne le voit pas, comme dans la vie. La fameuse phrase proustienne qui cascade, enveloppe, se tourne et se retourne est là pour nous rendre à ce temps réellement vécu par notre sensibilité et non par des horaires ou des dates. Il y a très peu de dates dans la Recherche, les repères objectifs n’ont aucune importance, on comprend que la Grande Guerre est là parce que Saint-Loup, un ami, meurt ou parce qu’un avion survole Paris la nuit, alors que le narrateur décrit les bordels pour hommes où s’est transférée la vie mondaine.
Autre exemple de cette réappropriation du temps subjectif comme vérité du monde, l’histoire d’amour entre Swann et Odette. Elle forme à elle seule un roman dans le roman et sert de contrepoint aux propres amours du narrateur avec Albertine – avec ces femmes, comme le dit Swann, à qui on sacrifie tout alors qu’elles ne sont même pas « notre genre ». Il faut aussi préciser que ce « je » qui parle dans La Recherche n’est pas Marcel Proust. Nous sommes dans un roman pur, certainement pas dans une autofiction.
Toutes les clefs que l’on pourra trouver chez les personnages de mondains ou d’artistes ne valent que pour les biographes. Le lecteur innocent, lui, peut se contenter des figures présentées par le narrateur : le dandysme intelligent et stérile de Swann, le rôle de guide de Charlus et surtout les artistes, ceux qui feront l’éducation sensible du narrateur : l’écrivain Bergotte (peut-être Anatole France), le peintre Elstir (peut-être Monet, Manet ou Renoir), le musicien Vinteuil (peut-être Fauré).
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Proust, comme l’ont fait les peintres et les musiciens au tournant des deux siècles précédents, opère une révolution de la perception par le style. On n’écoutera, on ne regardera, on ne lira plus comme avant. On a dit de Proust qu’il est un écrivain intellectuel, un psychologue, il n’y a pourtant pas plus concret que celui qui invente une nouvelle école de la sensation exacte : caresser une peau, se promener au soleil, regarder la mer, manger un fruit, sentir entre toutes les sensations des correspondances, comme chez Baudelaire : « J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. »
Proust n’est pas difficile à lire, non, pas plus qu’une toile de Monet n’est difficile à voir ou un morceau de Debussy à écouter. On entre dans une étrange contrée où la nature imite l’art, où le réel vous fera penser, par comparaison, à un passage de la Recherche, comme si Proust l’avait vu en premier, dans sa vérité originelle, qui vous est rendue, enfin, dans un irremplaçable sacrifice : « Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse […] l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur “déjeuner sur l’herbe”. »
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu I, II (coffret en deux volumes à tirage limité, dir. Jean-Yves Tadié), « La Pléiade », Gallimard, 2022.
Marcel Proust, Essais (dir. Antoine Compagnon), « NRF », Gallimard, 2022.
À la recherche du temps perdu I, II: Coffret deux volumes à tirage limité
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