L’ère « postpolitique » dans laquelle nous sommes entrés ne permet plus d’organiser les mécontentements. En disqualifiant toute revendication populaire, le maccarthysme moral empêche la civilisation des conflits propre à toute société. L’idée même d’un horizon commun disparaît.
On ne sait pas si c’est hilarant ou glaçant. Sans doute un peu des deux. Depuis le 24 avril à 20 heures, les bons esprits de toutes couleurs politiques expliquent qu’il faut réconcilier les Français. Ce qui est drôle, c’est que les mêmes avaient passé les deux semaines précédentes à sonner le tocsin, affirmant que, si Marine Le Pen arrivait au pouvoir, on assisterait au retour des heures-les-plus-sombres. Dans ses poulaillers d’acajou, la volaille qui fait l’opinion (Souchon) s’était avantageusement dandinée, promettant de faire barrage à la peste brune relookée en blonde. En réalité, l’ensemble du gotha politique, médiatique, économique, artistique et sportif français voulait surtout faire savoir au monde que lui ne mangeait pas de ce pain noir. Mais réjouissons-nous : entre l’invasion de l’Ukraine, où on a brandi le spectre de Munich, et la quinzaine anti-Le Pen, sur laquelle a plané l’ombre de la Solution finale (pour les immigrés), nous aurons eu droit à quelques semaines sans Hitler. Le temps pour nos grandes consciences de réorienter leur traque des déviants. De même que des candidats avaient été sommés, lors d’une émission de télévision, de proclamer que Poutine était un dictateur, chacun a été prié de psalmodier que Marine Le Pen était d’extrême droite. Même notre cher Marcel Gauchet a eu les honneurs de cette brigade des mœurs politiques pour avoir déclaré sur Europe 1 qu’elle incarnait « quelque chose de très différent de ce qu’a été l’extrême droite du passé et qu’on gagnerait à le reconnaître ». Je ne résiste pas au plaisir de citer le billet de Libération : « Et c’est ainsi que sur l’antenne reprise d’une main de fer par le milliardaire ultra-conservateur Vincent Bolloré, le directeur d’études émérite à l’EHESS, ancien rédacteur en chef du Débat et auteur de nombreux ouvrages sur la démocratie s’est laissé aller à une curieuse digression sur la nature de la candidature de la leader du RN [1]. » Le nazisme était à nos portes et ce salaud se souciait de précisions, de distinctions et de nuances. Un brin désenchanté, l’intéressé ne peut que constater l’effondrement intellectuel de notre société, révélé en pleine lumière par ce nouveau carnaval antifa. « La droite a peut-être gagné la bataille des idées, conclut-il, mais elle a clairement perdu celle des affects. »
Je l’avoue, convaincue que l’antifascisme ne passerait pas, je n’avais nullement anticipé l’éternel retour d’un « front républicain », érigé par des gens qui ont consciencieusement détruit la République à coups d’accommodements déraisonnables avec l’islam radical, d’encouragements aux communautarismes et de complaisance avec le wokisme.
Je n’ai nul besoin de la bienveillance du président
Après tout, on ne va pas reprocher au vainqueur les armes qu’il a employées. Désormais, Emmanuel Macron est notre président à toutes-et-tous.
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Il faut être mauvais perdant et mauvais démocrate pour affirmer, comme Jean-Luc Mélenchon, que Macron a été mal élu. Certes, il a gagné à la déloyale, en surfant sur une peur sans objet. En réalité, beaucoup de Français considèrent que Marine Le Pen aurait été une moins bonne présidente que lui, et il faut reconnaître que, lors du fastidieux débat, elle n’a pas convaincu qu’elle saurait, a minima, gérer la boutique.
Désormais, le mot d’ordre est « réconciliation ». On explique en boucle que la société n’a jamais été aussi divisée et qu’il faut y remédier à tout prix. C’est la promesse d’Emmanuel Macron, formulée au soir de son élection : « Il nous reviendra ensemble, d’œuvrer à l’unité nationale par laquelle seuls nous pourrons être plus heureux en France. » Pardon, que le président préside et qu’il me laisse m’occuper de mon bonheur. Nous ne sommes pas des enfants qui se chamaillent mais des citoyens adultes qui choisissent ceux à qui ils confient la conduite des affaires communes. Aussi l’invocation permanente de la « bienveillance » est-elle un brin agaçante. Je n’ai nul besoin de la bienveillance du président, j’ai besoin de sa compétence et surtout, de sa capacité à définir et à incarner le bien commun.
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Il est amusant de voir comment un mensonge (ou une imbécillité) répété des centaines de fois finit par passer pour une vérité profonde. Toutes les sociétés sont divisées et l’ont toujours été. Il y a des classes sociales, des urbains et des ruraux, des clivages idéologiques, intellectuels. Il est vrai que s’y ajoutent aujourd’hui des fractures ethniques, communautaires, religieuses plus problématiques pour la vie collective car elles ne s’inscrivent plus dans une culture commune. Cependant, même dans une société homogène culturellement, les gens ne vivent pas dans le même monde. Certes, l’hypermédiatisation rend ces fractures plus visibles et plus sensibles. Un chômeur corrézien sait comment vit un start-upper parisien. Reste que la controverse, le désaccord, la divergence sont l’état naturel des communautés humaines. Le conflit c’est la vie !
Aux ralliés rouges et verts du second tour, les mamours et les concessions
Reste à comprendre ce qui ne marche pas dans notre pays. C’est finalement assez simple : la fonction de la politique n’est pas de dissoudre les désaccords dans l’unanimité (ça, c’est l’ambition des régimes totalitaires), mais de civiliser, symboliser, prendre en charge les conflits, qu’il s’agisse d’intérêts ou d’opinions. D’après Raymond Aron, la démocratie n’est pas le régime de la concorde, c’est l’organisation des mécontentements [2], la mise en forme des colères. Or, à l’évidence, notre système politique ne parvient plus à assumer cette mission. Nous vivons sous l’empire de colères multiples et concurrentes qui, non seulement, ne se rencontrent plus, mais trouvent de moins en moins d’expressions pacifiques.
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Pour expliquer cette impasse, on ne saurait négliger le poids des facteurs institutionnels. Comme l’a brillamment analysé Gil Mihaely[3], les présidents de la Ve République peuvent appliquer un programme choisi par 25 % des électeurs, sans avoir à négocier le moindre compromis. Il est possible qu’Emmanuel Macron ait perçu le danger. Entre les deux tours, il s’est employé à câliner et à séduire l’électorat mélenchoniste dont il avait besoin pour gagner. Et que je t’annonce un Premier ministre chargé de la planification écologique et que je proclame qu’un autre monde est possible. Toutefois, on peut penser qu’il s’agit de drague sans lendemain et que, telle la fille qui rêvait de mariage après une nuit torride, le mélenchoniste énamouré connaîtra un réveil difficile – en l’occurrence, c’est peut-être préférable. Pourtant, le président semble bien décidé à élargir sa base politique. S’agit-il d’encourager les ralliements de la droite ou d’une véritable volonté de « gouverner autrement », l’avenir le dira. Du reste, peut-être les électeurs refuseront-ils de lui donner la majorité absolue qui lui permettrait de gouverner seul.
Cependant, l’obstacle le plus dirimant à la pacification des conflits par la politique est de nature idéologique.
Pour que le système politique intègre l’opposant, il faut considérer que celui-ci est légitime, que ses aspirations et réclamations sont au moins en partie fondées. Or, sous l’empire du maccarthysme moral que nous avons vu renaître, l’électeur lepéniste est au mieux un enfant qu’il faut rééduquer, au pire un facho qu’il faut bannir ou punir. Que voulez-vous faire d’autre avec ces gens qui parlent de « Grand Remplacement », un pur fantasme comme on sait.
Certes, Emmanuel Macron est le président de tous les Français. Mais en politique, comme en amour, il faut être deux. Or, après avoir préventivement exclu du champ républicain (avec bienveillance et respect bien sûr) les 13,3 millions d’électeurs qui ont choisi Marine Le Pen, il ne suffit pas de s’embrasser, Folleville !, pour que tout soit pardonné. D’ailleurs, dans son discours, ces mauvais coucheurs sont arrivés en dernière position. Aux ralliés rouges et verts du deuxième tour, les mamours et les concessions. Aux lepénistes, il dit qu’on veut bien les considérer comme des êtres humains. À condition qu’ils se la ferment. Comme le diagnostiquait Christophe Guilluy dans un de ses ouvrages, il ne s’agit même pas de gouverner contre eux, mais de gouverner sans eux.
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Il s’agit bien de poursuivre par d’autres moyens la brillante politique du « cordon sanitaire » qui a accompagné la progression de la protestation « nationale-populiste », passée en quarante ans de quelques points à 40 % des électeurs. On ne se demande pas si leurs inquiétudes sont fondées, on se bouche le nez. Ils ne se sentent plus chez eux ? On maudit ces esprits étriqués. C’est tellement chouette la créolisation et le vélo quand on vit à Paris, bien protégé par d’invisibles frontières sociales. On les engueule, parfois on les plaint mais on ne leur cause pas. Nul ne parle de leur tendre la main, et encore moins de satisfaire certaines de leurs demandes identitaires ou politiques.
Macron: 85% à Paris
Il faut dire qu’ils ont le bon goût d’être loin, de vivre dans cet intermonde que Guilluy a judicieusement baptisé « France périphérique ». En caricaturant un chouia, la France de Le Pen fume des clopes, roule au diesel et a un chef sur le dos, tandis que celle de Macron donne des ordres, se soucie du monde et arbitre les élégances morales. Ainsi, à Paris, Emmanuel Macron a obtenu 85 % des suffrages et Marine Le Pen 15 %. Jérôme Fourquet y voit « la preuve d’une coupure abyssale entre les milieux décideurs et le reste de la population française » : « Le lieu où s’élabore la politique est profondément déconnecté du reste du pays[4]. »
Nos élites paraissent souvent ne pas avoir la moindre idée de ce que vivent les gens ordinaires, comme en témoigne l’édito lunaire de Raphaël Enthoven dans Franc-Tireur avant le deuxième tour : « Comment un pays magnifique, dont la devise est un modèle, dont le chômage diminue, et dont la croissance repart, qui a brillamment surmonté la pandémie, qui a fermé des centrales à charbon, qui a converti les réfractaires à la vaccination, qui préside au réveil du continent européen […], qui est à l’avant-garde de la lutte contre l’islamisme (sic !), dont l’influence est dix fois supérieure à la taille, qui tient tête à Poutine, dont le système de santé protège tout le monde, dont la bouffe est si bonne et dont l’équipe de football est championne du monde peut-il envisager de se donner une présidente aussi lamentable, paresseuse, incompétente […] ? Pourquoi se tirer une balle dans la tête quand on se porte si bien[5]. » Sans doute ce brillant sujet ignore-t-il que nombre de ses compatriotes ne parviennent plus à vivre de leur travail – qu’il essaye donc de s’en sortir avec un salaire de 1 500 euros, d’envoyer ses enfants à l’école publique d’une ville de banlieue et il verra si les difficultés du quotidien sont solubles dans la certitude, par ailleurs totalement erronée, que l’influence de la France est dix fois supérieure à sa taille. En réalité, la France est en passe de devenir une province d’une Europe qui semble décidée à s’abriter jusqu’à la fin de l’Histoire sous les jupes de l’Amérique. Mais je m’égare.
Des consommateurs ont remplacé les citoyens
Derrière les sermons dispensés aux électeurs lepénistes, il y a une dimension évidente de mépris de classe. « Je ne combats pas les nazis, mais les nazes », disait encore Enthoven sur Sud Radio, avec l’assurance qui caractérise les surdiplômés bien nés. Ces ploucs ignorants antivax et poutinophiles ne voient pas leur chance d’avoir un tel président. Ils finiront par ouvrir les yeux.
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En attendant, nous voilà repartis pour nous empailler sur l’âge de la retraite ou l’indemnisation des chômeurs, sujets très importants mais qui ne sauraient résumer l’entièreté de l’existence collective. L’homme ne vit pas que de pain. Patrick Buisson remarque que « la plupart des candidats ne s’adressent plus à des citoyens mais à des consommateurs » : « Penser que l’électeur est si peu habité par l’idée du bien commun et de l’intérêt général qu’il faille renoncer à s’adresser à ce qui tire les individus au-delà d’eux-mêmes revient à réduire le vote à une simple transaction d’intérêts, dépourvue de la moindre transcendance collective[6]. » Peut-être que ce qui nous fait le plus cruellement défaut, c’est un horizon commun, un cadre symbolique partagé dans lequel nous serions d’accord pour être en désaccord. Autrement dit, avant de se quereller sur la façon de diriger la France, il faudrait vaguement s’entendre sur ce que signifie le mot France.
[1]. Simon Blin, « Marine Le Pen banalisée par l’intellectuel Marcel Gauchet », Libération, 15 avril 2022.
[2]. J’emprunte cette référence à l’excellent Guillaume Erner.
[3] « Sauvé par le virus, consacré par Poutine », Causeur n°100, avril 2022.
[4]. Jérôme Fourquet : « Ce nouveau mandat sera marqué par une décomposition politique avancée », propos recueillis par Eugénie Bastié, Le Figaro, 25 avril 2022.
[5] Raphaël Enthoven, « Le bateau ivre », Franc-Tireur, 13 avril 2022.
[6]. Patrick Buisson : « Le lepénisme est devenu un individualisme de masse », propos recueillis par Nathalie Schuck, Le Point, 20 avril 2022.