Le cosmisme, cette version russe du transhumanisme, serait l’une des lignes idéologiques privilégiées d’un certain Vladimir Poutine… Dans son dernier livre, Lénine a marché sur la lune (Actes Sud), Michel Eltchaninoff met le doigt sur cet aspect méconnu de la philosophie russe.
Depuis le début du conflit en Ukraine, Elon Musk, plus grosse fortune mondiale et fondateur de Tesla et SpaceX, a adressé de multiples invectives au président russe.
On a le sentiment que tout un univers sépare les deux hommes. D’un côté un progressiste absolu, rêvant de marcher sur Mars, de l’autre une bête conservatrice fantasmant la Russie des tsars.
Mais à la lecture de Lénine a marché sur la lune, les choses apparaissent plus nuancées. Peut-être le prince de la Silicon Valley a-t-il plus en commun qu’il n’y paraît avec le tsar moscovite ! On découvre à la Russie une face mégalomane, une tendance à faire fusionner le christianisme orthodoxe avec un certain degré de science-fiction, un béguin affiché pour la conquête spatiale, l’immortalité sur Terre et, même, la résurrection des morts… Le nom de cette mégalomanie : le cosmisme.
Qu’est-ce que ce schmilblick ?
Le cosmisme est un mouvement philosophique et spirituel initié en Russie à la fin du XIXème siècle, et ambitionnant, à partir d’une interprétation littérale des textes bibliques, de réconcilier la foi chrétienne et la science moderne. Cette nouvelle hérésie a un prophète : Nikolaï Fiodorov. Bibliothécaire russe du XIXème siècle, Fiodorov voit dans la science un moyen d’atteindre le « salut universel », et introduit le premier à cette idée improbable de la régénérescence des morts par une méthode de remodelage moléculaire.
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À la suite de Fiodorov, des scientifiques russes tels que le cosmologue Tsiolkovski ou le chimiste Vernadski, prolongent cette ambition futuriste et la nourrissent de nouvelles projections sur la colonisation de l’Espace. Pour les cosmistes, le paradis chrétien doit être fabriqué ici-bas, l’idée d’un « au-delà » est considérée comme une fausse interprétation des textes bibliques. Leurs travaux irriguent la Russie prérévolutionnaire et préoccupent nombre d’intellectuels de l’époque – on peut citer notamment Dostoïevski.
Eltchaninoff en vient à diriger sa loupe vers les groupes bolchéviques prérévolutionnaires qui gravitaient autour de Lénine au début du XXème siècle, et c’est ici que l’on commence à comprendre le titre de l’ouvrage : Lénine a marché sur la lune. Ce n’est pas un hasard si le premier homme à avoir voyagé dans l’Espace est un soviétique. Les premières années qui suivirent la révolution de 1917 furent imprégnées de cosmisme. Trotski lui-même envisagera la perspective d’une conquête spatiale : « Nous étions de simples habitants de Koursk ou de Kalouga, nous venons de conquérir toute la Russie, et nous marchons maintenant vers la révolution mondiale. Devrons-nous nous contenter des limites planétaires ? » s’interroge le révolutionnaire.
Et pour Eltchaninoff, le cosmisme n’est pas seulement une sous-idéologie de l’ère soviétique, il est au contraire sa raison même : « Au lieu de considérer que le cosmisme n’est qu’un aspect parmi d’autres de la pensée soviétique, il faut plutôt considérer que le marxisme-léninisme constitue une des strates d’un rêve de transformation du monde proprement cosmiste. Le régime soviétique a été hanté par l’immortalité – à commencer par celle de ses dirigeants – et le désir de remplacer notre bonne vieille Terre, avec ses limites et ses pesanteurs culturelles, par une réalité inédite. »
Poutine regarde l’avenir au télescope
À la chute du régime soviétique, le cosmisme a de fait survécu. Et il s’est même progressivement immiscé dans les hautes sphères du pouvoir. Eltchaninoff nous montre les liens étroits qui unissent Poutine à Tsiolkovski, ce scientifique cosmiste pourtant largement oublié, y compris en Russie. Tsiolkovski, qui était persuadé que l’homme deviendrait tôt ou tard immortel, est celui qui a le plus contribué à élargir la doctrine cosmiste à l’exploration de l’Espace. Il invitait déjà, au début des années 1920, à la construction de fusées habitables. Car si l’homme devient immortel, la Terre sera surpeuplée et il faudra bien aller trouver herbe plus verte ailleurs.
Poutine cite Tsiolkovski dans plusieurs de ses discours. Et, mieux que ça, le président russe a fait bâtir toute une ville au nom du scientifique ! Ville encore en construction, dans laquelle siègent d’ores et déjà un centre de recherche et un cosmodrome… D’après Eltchaninoff, Poutine tenterait avec le cosmisme de fonder une idéologie proprement russe qui puisse être adoptée au-delà de la Russie, dans la perspective d’un monde « post-occidental » où le soft-power russe viendrait faire chavirer le soft-power américain.
Pourtant, Elon Musk, lui aussi, connait Tsiolkovski, et le cite. Le 10 mars 2018, lors d’une table ronde, il déclare : “Konstantin Tsiolkovski a dit : « La Terre est le berceau de l’humanité, mais l’humanité ne peut pas rester dans son berceau pour toujours. »”
Cosmism in America
Et en effet, Eltchaninoff va jusqu’à identifier le cosmisme comme l’une des sources originaires du transhumanisme américain. Né en Californie dans les années 1980 sous l’impulsion de philosophes et d’intellectuels, le transhumanisme trouverait ses racines au sein des communautés libertaires et hippies qui fleurissaient dans les 1960 – il faut relire à ce sujet Les particules élémentaires de Houellebecq.
Pour Eltchaninoff, la tendance de ces communautés « New Age » à rechercher l’abolition des limites et des lois, corrélée à leur goût pour la pratique de différentes mystiques et spiritualités, constituait un excellent terreau pour le cosmisme. En d’autres termes, les plus perchés parmi ces libertaires ont pu être séduits par une doctrine qui réconciliait les lois du matérialisme avec la ferveur du mysticisme. D’autant que Michael Murphy, le fondateur de l’un des lieux emblématiques du New Age, l’institut « Esalen », a été particulièrement intéressé par ce qu’il se passait du côté soviétique. « Au début des années 1970, Michael Murphy se rend en URSS. Il découvre avec stupeur que, sous la couche officielle de marxisme-léninisme, les idées New Age bouillonnent de l’autre côté du rideau de fer. Outre la passion pour le yoga, la théosophie, l’occultisme, le chamanisme, l’hypnose et toutes les mystiques possibles, le “mouvement du potentiel humain” est très développé en Union soviétique, sous d’autres noms. »
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Et Max More lui-même, l’un des papes actuels du transhumanisme californien, reconnaît dans un de ses articles l’influence de Fiodorov, le prophète du cosmisme russe. Il écrit : “L’un des précurseurs les plus intéressants du transhumanisme était Nikolai Fiodorovich Fiodorov (1829-1903), […] qui a préconisé l’utilisation de méthodes scientifiques pour atteindre une extension radicale de la vie, l’immortalité physique, la résurrection des morts, la colonisation de l’espace et des océans.”
Elon Musk et Poutine, main dans la main, se promenant sur Mars
Pour autant, en Russie, on est plus réticent face à un tel amalgame entre transhumanisme et cosmisme. Le « Club d’Izborsk », un groupe d’intellectuels conservateurs russes, rejette totalement cette assimilation. Ils revendiquent une différence qui renoue avec l’antinomie historique entre le bloc de la liberté et celui de l’égalité. Le Club d’Izborsk reconnaît dans le transhumanisme américain un désir de repousser à l’infini la liberté individuelle, tandis que le cosmisme serait avant tout un projet pour l’humanité et collectiviserait les avancées humanistes obtenues grâce à la technologie. D’accord, peut-être…
Mais enfin, les tweets assassins qu’adresse Elon Musk à Vladimir Poutine apparaissent tout de même un peu plus hypocrites et surjoués après la lecture de Lénine a marché sur la lune. En refermant l’ouvrage de Michel Eltchaninoff, on se prête plutôt à rêvasser en imaginant Musk et Poutine, âgés de 450 ans, se promenant main dans la main sur le flanc d’un cratère martien en fredonnant des chants de l’Armée Rouge…
Lénine a marché sur la lune (La folle histoire des cosmistes et transhumanistes russes), de Michel Eltchaninoff (Actes Sud)
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