L’émotion et la colère suscitées par l’assassinat d’Yvan Colonna sont insuffisamment contextualisées par les médias, de sorte qu’il est difficile d’en comprendre les raisons. Analyse.
En effet, la Corse vit actuellement un déclassement et un changement de sa population d’une ampleur sans précédent dans l’Europe moderne qui menacent jusqu’à son identité même.
En 1998, l’assassinat du préfet Érignac provoque une émotion considérable et une profonde désapprobation dans l’île. Le gouvernement, au lieu de profiter de ce rare moment d’union nationale, va instaurer un climat répressif. Toute personne pouvant avoir le moindre lien avec l’affaire est arrêtée, un véritable régime d’exception va être mis en place. Le nouveau préfet d’alors va aller jusqu’à ordonner à des gendarmes de se faire passer pour des indépendantistes et brûler un restaurant en bord de mer.[1] Des Corses vont rester mis en examen pendant des années, bien qu’ils n’aient rien à voir avec l’affaire. Près de 1% des Corses seront interpellés. Rapporté au continent, cela ferait plus d’un demi-million de Français interpellés.
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Les erreurs de Sarkozy
En 2003, Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur, en pleine reconquête de l’électorat de droite et se préparant à la présidentielle de 2007, annonce en public : « La police française vient d’arrêter Yvan Colonna, l’assassin du préfet Érignac ». Alors qu’aucun procès d’Yvan Colonna n’avait encore eu lieu, un ministre de l’Intérieur et futur président de la République désigne un homme à la vindicte populaire. Cette atteinte à la présomption d’innocence ne pouvait qu’avoir de lourdes conséquences sur la fiabilité des témoignages des policiers et les comportements des magistrats. Une forme de feu vert tacite qui peut avoir l’effet délétère d’influencer le comportement de certains fonctionnaires. Comment imaginer qu’un homme tel que Nicolas Sarkozy ne fasse pas tout son possible pour empêcher qu’en pleine campagne électorale il soit dédit ? Les trois procès d’Yvan Colonna, qui a clamé son innocence sans relâche, ont révélé surtout l’absence de preuves matérielles de sa culpabilité. Les condamnations d’Yvan Colonna sont fondées sur les témoignages des membres du commando responsable de l’assassinat du préfet Érignac et sur l’intime conviction des policiers qui ont enquêté sur lui. Mais les membres du commando ont manifestement menti et les policiers étaient sous l’influence de leur hiérarchie. Fin mai 1999, la moitié des personnes responsables de l’assassinat ignoble et inhumain du préfet Érignac à Ajaccio, sont arrêtées.
Il faut se rappeler qu’à l’époque les policiers sont sous une énorme pression du gouvernement qui veut des résultats à tout prix. En 24 heures, procédant à l’intimidation des suspects, qui étaient sous la menace de ne plus voir leurs enfants que derrière un parloir de prison, les enquêteurs obtiennent les aveux nécessaires. Yvan Colonna est désigné par les gardés à vue et leurs épouses comme 3ème membre du commando. Outre qu’ils retireront toutes leurs accusations, une fois libres, leurs témoignages obtenus sous pression ne se corroborent pas – à tel point qu’ils démontrent que les personnes désignant Yvan Colonna comme membre du commando ont toutes menti. Les témoins qui ont assisté à l’assassinat affirment clairement que l’assassin qu’ils ont vu tirer n’était pas Yvan Colonna. En revanche, des témoins ont vu Yvan Colonna à Cargèse le soir de l’assassinat. Un expert en balistique, sur les observations du médecin légiste, montre que le tueur était nécessairement plus grand que le préfet, alors qu’Yvan Colonna mesurait dix centimètres de moins. Et, je ne vous donne que les exemples les plus évidents, les plus simples à exposer, mais il en existe des dizaines d’autres qui interrogent tout honnête homme sur la culpabilité d’Yvan Colonna qui a toujours et sans répit clamé son innocence, pendant 24 ans.
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Tout le continent s’est ému des émeutes et que des dirigeants politiques mettent en berne des drapeaux en Corse pour la mort d’un assassin. Mais rares sont les continentaux qui ont suivi de près les procès d’Yvan Colonna. Mettez-vous à la place des Corses qui eux ont suivi de très près chacun des trois procès. Qui ont connaissance de ce que je vous ai dit. Qu’il est possible qu’Yvan Colonna ait fait quasiment 20 ans de prison alors qu’il était innocent. Que cet homme, peut-être innocent, au bout de 20 ans de prison est assassiné atrocement, à 62 ans, par un djihadiste psychopathe de 36 ans, signalé comme très dangereux avec qui l’on aurait jamais dû le laisser seul. Surtout quand on apprend par le Canard Enchaîné que le président de la République aurait conclu un accord secret avec les autonomistes corses pour que les « prisonniers politiques corses » soient transférés sur l’île[2], ce que le pouvoir politique a toujours refusé de faire du vivant d’Yvan Colonna. Son rapprochement de sa famille en Corse aurait permis à ses parents, sa femme et ses enfants, qui n’ont rien à voir avec l’assassinat, d’avoir une vie moins pénible où les congés sont consacrés aux longs voyages sur le continent pour lui rendre visite. Il faut se rendre compte aussi qu’Yvan Colonna est issu d’une vieille famille corse, il aurait pu suivre le chemin habituel d’un enfant de notable corse, son père étant député socialiste, et être fonctionnaire. Mais il préfère revenir aux sources et devenir berger, un métier on ne peut plus proche de la nature et où l’on vit chichement.
Pourquoi de jeunes Corses s’identifient à Colonna
Indépendantiste, écœuré par les magouilles et les petits arrangements, il décide de faire scission. Sachant tout cela, comment ne pas comprendre qu’auprès de nombreux Corses, cet homme apparaisse comme un martyr, un honnête homme résistant seul au pouvoir corrompu en place ? Que la jeunesse corse s’identifie à lui, à un moment où la Corse « historique » est menacée dans son existence même ?
On le dit peu, mais la Corse en 30 ans est passée de 250 000 à 350 000 habitants, alors que son taux de fécondité est un des plus bas de France. Il est difficile d’avoir des chiffres mais il est loin d’être impossible que désormais les « Corses de souche » ne soient plus majoritaires ; dans le sud de l’île en tout cas, c’est déjà certain. Vous avez désormais des Magrébins, des Portugais, des Allemands, des Espagnols, des Italiens et surtout beaucoup de continentaux qui se sont installés en Corse. Essentiellement deux types de population s’y sont installés. D’abord des personnes aisées qui ont fait flamber les prix de l’immobilier, du BTP et des services. Afin de les « servir », les grands patrons corses, ont fait venir du continent, des personnes en état de précarité qui quitte à gagner le smic, préfèrent le faire au soleil. Cet afflux de travailleurs pauvres a mis une pression phénoménale sur les bas salaires et les traditions sociales de l’île. De plus, ces continentaux s’installent en Corse comme ils s’installeraient dans n’importe quelle banlieue du continent : ils font fi des traditions locales, construisent et s’enferment dans des pavillons en parpaing et aux hauts murs, clôturent leurs terrains et empêchent des passages séculiers. Alors que, contrairement aux préjugés que l’on peut avoir sur eux, les Corses sont très ouverts et solidaires, ces façons de vivre s’opposent physiquement à la sociabilité corse. Une véritable décorsisation de la société, des emplois, des villages et de villes comme Ajaccio et Porto-Vecchio est à l’œuvre et ne cesse de s’amplifier.
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Les médias ne cessent de parler des «nationalistes » au pouvoir en Corse. Mais le terme « nationaliste » est assez inapproprié pour désigner les autonomistes qui sont à la tête de l’île.
Ce sont des ultra-progressistes qui ont une très grande proximité idéologique et méthodologique avec Macron. Ils sont dans la même confusion mentale, le même déni.
Ils appellent à une Corse ouverte à tous, répètent à l’envie des crédos tels que la « Corse est une formidable machine à fabriquer des Corses ». Mais sous leurs mandats la Corse a complètement changé de visage, elle est devenue une machine à défigurer l’île de Beauté et dénaturer son identité. Bien sûr les autonomistes ne sont pas la cause de tout cela, mais ils ont laissé faire, ils ont été les idiots utiles d’intérêts particuliers. Dans tout ce marigot, toute une partie de la jeunesse corse refuse la mort programmée de sa culture et de son identité. Elle se révolte et Yvan Colonna est son étendard, car il symbolise selon certains la résistance à la corruption du pouvoir et de l’argent.
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