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Albert, le bon Göring


Albert, le bon Göring

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1. Prénom : Albert. Nom : Göring.
En 1938, après l’Anschluss, on peut voir un dandy, fume-cigarette aux lèvres, le regard moqueur et légèrement provocateur, se mêler aux vieilles juives contraintes par la Gestapo de nettoyer les pavés avec des brosses à dents. Ou encore, lorsque la propriétaire d’un magasin de couleurs est obligée de se mettre dans la vitrine avec, autour du cou, une pancarte où les passants lisent « Je suis une sale juive », le même homme intervenir pour l’aider à s’enfuir. Ce dandy porte un nom qui en impose à la Gestapo : Göring. Prénom : Albert. Dès qu’il montre ses papiers d’identité, il est relâché. Nul n’ignore qu’il bénéficie de la protection de son frère, Hermann, qui le considère comme le « mouton noir » de la famille, mais qui le sauve chaque fois in extremis. Car Albert prend des risques : il lui arrive de se rendre à Dachau ou à Theresienstadt pour libérer des amis juifs, signant de son seul patronyme.
Par ailleurs, il fréquente assidûment les cafés viennois, aime les jeunes et jolies femmes, joue aux échecs, écrit des scénarios avant de diriger l’usine d’armement Skoda, en Tchécoslovaquie, usine où le salut hitlérien est interdit. Albert n’est pas un antinazi par idéologie (il n’en épouse aucune), ni par religion (il est athée), ni par humanisme (il connaît trop bien les hommes pour se faire la moindre illusion sur eux). Ce qui le révulse, c’est la vulgarité de ce régime, la haine qu’il suinte, son mépris de l’art et sa logique clanique. Il ne le sous-estime pas pour autant : si Hitler était ce gangster loufoque que décrivent ses ennemis, ce serait un jeu d’enfant de s’en débarrasser. Malheureusement pour les Alliés, il est très doué.
D’Albert Göring, les psychiatres diront « Personnalité pas facile à saisir » lorsqu’il sera incarcéré par l’armée américaine dans une cellule jouxtant celle de son frère. Pourtant, dès l’arrivée au pouvoir d’Hitler, il s’est exilé à Vienne où il obtiendra la nationalité autrichienne. Il ne cache pas ses convictions : « J’ai un frère qui s’est acoquiné avec ce salopard d’Hitler et, s’il continue comme ça, cela finira mal pour lui… Je crache sur Hitler, sur mon frère et sur tout le régime nazi. »[access capability= »lire_inedits »] Un de ses amis juifs, l’écrivain Ernst Neubach, rapportera ses propos et ses actes de résistance dans un article paru en 1962, « Mon ami Göring », et plusieurs témoignages, dont celui du producteur Oscar Pilzer, confirmeront qu’il a sauvé de nombreux juifs de la déportation.
Mais à la fin de la guerre, le nom de Göring est une malédiction. Les Américains, auxquels il s’est livré le 9 mai 1945 à Nüremberg, ne veulent pas croire qu’il existe un « bon » Göring, même si son frère s’acharne à le disculper. Ironie du sort : les deux frères Göring sont incarcérés dans la prison d’Augsburg, à quelques cellules de distance. Hermann se suicidera le 15 octobre 1946. Quant à Albert, les Américains, toujours dubitatifs, le livreront aux autorités tchèques. En 1947, il sera jugé et libéré après l’intervention d’ouvriers de Skoda, qui révéleront ses actes de sabotage, et celle d’Ernst Neubach qui parle des « centaines d’hommes et de femmes qui ont échappé à la Gestapo, aux camps de concentration et aux bourreaux » grâce à Albert Göring. Il est vraisemblable que l’État d’Israël lui accordera, maintenant que les historiens s’intéressent à son étrange destin, l’honneur de figurer au mémorial de l’Holocauste, Yad Vashem, comme « Juste parmi les nations ».
Ce qui ne manque pas d’intriguer, c’est qu’Albert n’a laissé aucune trace écrite. On ne saura jamais pourquoi le frère cadet d’un des auteurs de la « solution finale » et numéro deux d’Hitler a combattu avec une telle désinvolture un régime qu’il exécrait. Sans doute est-ce cela qui définit un dandy : il n’éprouve pas le besoin de s’expliquer, ni de se justifier. Et moins encore de se plaindre. Toujours considéré comme un paria en Allemagne après la guerre, abandonné par sa femme, refusant de changer de nom, suspect à vie, Albert Göring se suicidera en 1966, sans avoir été réhabilité. Il n’est même pas certain qu’il en ait éprouvé de l’amertume. Il aspirait à demeurer élégant en toutes circonstances. Il y est parvenu. Gageons qu’après La Liste de Schindler de Spielberg, un film ne manquera pas d’être consacré à la « liste de Göring » : ce sera la revanche définitive d’Albert sur Hermann.

2. La magie de l’extrême.
Un rendez-vous qui n’aurait pas déplu à Albert Göring est celui auquel nous convie Jean-Marie Paul avec les maîtres du pessimisme européen – de Schopenhauer à Baudelaire[1. Jean Marie Paul, Du pessimisme, Éditions Encre Marine, 2013.]. Son essai est d’autant plus jouissif que Jean-Marie Paul est persuadé, à juste titre, que les vraies rencontres philosophiques passent par la littérature. Et qu’en définitive, seul le style peut imposer une pensée et nous soustraire aux désagréments de l’existence. Ce qui, contrairement à ce que des esprits simplistes pourraient penser, ne va pas à l’encontre du pessimisme, mais l’authentifie : le pessimiste − dont on concédera qu’il agit rarement en accord avec sa philosophie − est d’abord un homme qui ne se résout pas à être mortel, possédé qu’il est par un désir d’éternité inavoué. « Quand un homme, écrit Jean-Marie Paul, est intégralement habité par une vision noire des hommes et de la société, quand il est hanté par la mort et le suicide, comme l’écrivain Jean Améry, ce n’est pas à sa vie qu’il met fin, mais à la mort. Il tue la mort. Il anéantit la terreur. »
À l’opposé du pessimiste, l’optimiste croit en la bonté originelle de l’homme et aux vertus du progrès. Il faut avoir un estomac solide et un sommeil profond, voire une certaine forme de vulgarité, pour adopter cette posture. Le pessimiste, ce rabat-joie, se tromperait-il en voyant la vie plus noire qu’elle ne l’est et l’optimiste, ce benêt, en la perpétuant et en l’exaltant ? Je me garderai de répondre à cette question pour ne blesser personne. En revanche, la magie de l’extrême que distille Jean- Marie Paul, nous la partagerons volontiers avec tous ceux qui ont pour l’artifice et le spleen un goût immodéré.
Le pessimisme permet de jouir de tout sans jamais perdre de vue que la vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit, désir qui ne changera en rien sa condition, quoi qu’il en pense.

3. La machine à disparaître.
Le livre de philosophie que je relis le plus souvent n’est pas signé Platon, Schopenhauer, Nietzsche ou Bergson, mais Andy Warhol. Chaque page de Ma philosophie de A à B me ravit. J’éprouve presque de l’envie pour le type qui a écrit ça avec un humour et une désinvolture proches de Woody Allen, la profondeur en plus. Mais une profondeur d’une telle allégresse que les professeurs de philosophie y demeurent insensibles. C’est navrant pour leurs élèves qui trouveraient dans l’irrévérence et la drôlerie d’Andy Warhol matière à penser, à penser vraiment, plutôt qu’à faire semblant et à ânonner des citations absconses sans aucun rapport avec leur existence. L’humanité, leur enseignerait Warhol, laisse souvent un même problème faire leur malheur pendant des années, alors qu’ils pourraient dire simplement : « Et alors ? » C’est d’ailleurs une de ses locutions préférées : « Et alors ? »
– Ma mère ne m’a pas aimé… Et alors ?
– Mon mari ne veut plus me baiser… Et alors ?
– Je réussis, mais je suis toujours seul… Et alors ?
De même que le philosophe viennois Hans Vaihinger a inventé à Vienne, en 1911, la philosophie du « Comme si… », Andy Warhol a créé celle du « Et alors ? » Quoi qu’on puisse leur objecter, elles sont d’une efficacité redoutable. En tout cas, elles l’ont été pour moi, moi qui, comme Stirner, Cioran ou Caraco, n’ai fondé ma Cause sur Rien.
Andy Warhol pensait aussi souvent à sa mort. Il ne voulait laisser aucun reste. Il ne voulait pas être un reste non plus. En regardant la télévision, il a vu une femme entrer dans une machine à rayons et disparaître. « C’était formidable, a-t-il écrit, parce que la matière est énergie. Cette femme s’est tout simplement éparpillée. Ce pourrait être une invention américaine, la meilleure invention américaine : pouvoir disparaître ainsi. » L’art d’Andy Warhol est une tentative de créer cette machine à disparaître. Et ce n’est pas parce qu’il ne croyait en rien que ce rien n’était rien. Andy Warhol ne cesse d’en faire la démonstration.
S’il avait eu une émission de télévision à lui, il l’aurait appelée : « Rien de spécial ». Albert Göring aussi a dû penser qu’il n’avait rien fait de spécial. C’est à cela qu’on reconnaît un dandy.[/access]

*Photo : wolfgeistpublishing.

Juin 2013 #3

Article extrait du Magazine Causeur



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