Accueil Société La liberté, c’est-à-dire le maxi-Coke!

La liberté, c’est-à-dire le maxi-Coke!


La liberté, c’est-à-dire le maxi-Coke!

hygienisme new york

Pour lutter contre l’obésité, le maire de New York, Michael Bloomberg, avait décidé d’interdire dans sa ville la vente de gobelets de sodas « supersized », de plus d’un demi-litre. Cette interdiction faisait suite à d’autres mesures hygiénistes comme l’interdiction de fumer, d’abord dans les bars et restaurants, puis dans les parcs et plages, qui avaient été moins critiquées du fait de l’argument du tort causé à autrui… qui ne peut guère s’appliquer dans le cas des sodas. Le 11 mars, à la veille de son entrée en vigueur, cette interdiction a été rejetée par le juge Milton Tingling, de la Cour suprême de l’État de New York.  Bloomberg a annoncé qu’il ferait appel et en est revenu à ses chères cigarettes, dont il a décidé le 18 mars qu’elles ne seraient désormais plus visibles dans les boutiques.
La décision du juge Tingling était pourtant cinglante, interdisant « de façon permanente à la ville de créer et d’imposer de nouvelles réglementations ». Pointant les différences de traitement entre les établissements vendant des boissons et entre les boissons sucrées elles-mêmes, le juge qualifie l’interdiction d’« arbitraire et capricieuse ». Il ajoute que le Bureau de santé de la ville de New York, en s’arrogeant des capacités législatives qu’il n’a pas, ne « fait pas que violer la séparation des pouvoirs, mais l’éviscère » et crée ainsi un véritable « Léviathan administratif ». C’est là un trouble bien plus grave que celui occasionné par quelques boissons sucrées.[access capability= »lire_inedits »]
Le sympathique juge Tingling, ancien chauffeur de taxi et conducteur de métro, est devenu un héros pour tous ceux, et ils sont heureusement encore nombreux aux États-Unis, qui s’insurgent contre le « Nanny State », l’État-nounou : la « Big Apple » ne doit pas devenir Big Brother. Le citoyen américain doit être laissé libre du choix de ce qu’il mange et de ce qu’il boit, conformément au souhait de Thomas Jefferson, troisième président des États-Unis et rédacteur de la Déclaration d’indépendance : « Si les gens du peuple laissent le gouvernement décider quelle nourriture il doit manger et quels médicaments il doit prendre, leurs corps seront bientôt dans un aussi pauvre état que les âmes de ceux qui vivent sous la tyrannie. » Il vaut mieux prendre le risque d’être obèses que d’être traités comme des enfants par la nounou milliardaire Bloomberg. Le paternalisme, c’est pour les enfants, pas pour des  citoyens adultes. Comme le notait superbement Chesterton : « L’homme libre s’appartient à lui-même. Il peut porter atteinte à sa propre personne par la nourriture ou la boisson, il peut se ruiner au casino. S’il le fait, il est certainement stupide et se condamne très probablement, mais s’il ne le peut pas, il n’est pas plus libre qu’un chien. »
Cette victoire de la conception classique de la liberté américaine est d’autant plus remarquable que l’interdiction des sodas géants était l’une des mesures phares d’un courant très influent qui vise à manipuler les comportements « pour notre propre bien ». C’est la fameuse théorie du « nudge », du « coup de pouce »,  développée par le juriste Cass Sunstein, professeur à Harvard, et l’économiste Richard Thaler, professeur à Chicago, dans un livre à succès, Nudge, la méthode douce pour inspirer la bonne décision. L’écho de cette théorie est grand : Sunstein fut le « tsar » de la régulation auprès d’Obama et David Cameron s’est inspiré de Thaler pour créer une « nudge unit », une « unité d’études comportementales » chargée d’influencer nos comportements. En France la théorie du « nudge » est prônée par certains membres du Conseil d’analyse stratégique auprès du premier ministre.
Thaler et Sunstein présentent leur théorie comme un « paternalisme libertarien », pur oxymore qui ne vise en fait qu’à donner au peu séduisant paternalisme des airs de liberté. En fait, les choses sont bien différentes. L’ « économie comportementale » et la psychologie sociale contemporaine auraient démontré que l’agent économique n’est pas un agent rationnel, contrairement à ce que supposaient les théories classiques de l’homo economicus. Les agents économiques seraient au contraire très irrationnels. Leurs comportements seraient souvent le résultat de la pression des pairs, de l’inertie, de la tendance à tout  remettre au lendemain mais aussi de la manière dont sont présentés les choix possibles. Il y a donc toujours des « architectes du choix » et ce sont à eux que Thaler et Sunstein s’adressent : « Comme il n’y a pas de bâtiment sans architecture, il n’y pas de choix sans contexte. Les architectes du choix, qu’ils soient privés ou publics, ne sauraient rester passifs. »  Leur exemple de prédilection est celui de la cafétéria : en s’inspirant des techniques de présentation des marchandises dans les supermarchés, le gérant mettra en avant les produits bons pour la santé et en arrière, moins accessibles, les produits trop gras ou trop sucrés : les légumes devant les frites ou les pizzas, les fruits devant les gâteaux. Il pourra aussi diminuer la taille des portions disponibles, notamment de frites et de pizzas, ou celle des assiettes et des gobelets, comme à New York, voire supprimer les plateaux-repas pour freiner mécaniquement la consommation d’aliments censés être mauvais pour la santé.
L’idée est bien sûr que les « experts » savent ce qui est bon pour les « gens », trop irrationnels. Le choix est donc orienté, mais discrètement, pour que nous ne nous révoltions pas : c’est cela le « coup de pouce », le nudge. De toute façon qui ne voudrait pas « aider les gens  à vivre plus longtemps, mieux et en meilleure santé » ? Il faudrait aussi, par exemple, des nudges pour encourager l’adhésion aux systèmes de pension  en utilisant une « option par défaut » dans les feuilles de paie ou pour mettre fin à la pénurie d’organes pour les transplantations en établissant un « consentement présumé » lors de la délivrance du permis de conduire. Selon Thaler et Sunstein « le principe directeur est qu’il faut concevoir des politiques susceptibles d’aider les membres les plus frustes de la société tout en imposant le moins de coûts possibles à ses membres les plus éclairés ». Tout cela c’est pour « eux », pas pour « nous » : cela a échappé à Bloomberg après le rejet de son interdiction des sodas : « C’est un revers pour les gens qui sont en train de mourir » du fait de l’obésité mais « ça ne l’est pas pour moi : au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je fais attention à mon régime ».
Pour ces auteurs, il va de soi que les experts ne sauraient en aucun cas se tromper, comme le prouvent sans doute la clairvoyance de la bureaucratie européenne ou la brillante gestion de la crise économique mondiale. D’un autre côté, ces experts n’envisagent pas non plus un seul instant que les « gens » pourraient avoir leurs propres bonnes raisons de choisir. Thaler et Sunstein condamnent l’imprévoyance de ceux qui vivent dans le présent et ne veulent pas « faire de plans pour leur retraite » (mais si l’on meurt avant ?) et de ceux qui  mettent leur santé en danger pour de petits plaisirs (mais si les frites, surtout avec du Coca et du Ketchup, au lieu de brocolis, ça en valait vraiment la peine ?) ou l’archaïsme de ceux qui pensent que le corps de leurs proches n’appartient pas à l’État. Et si les « gens » refusaient ces nudges simplement parce qu’ils sont « plus attachés à la liberté et au choix qu’au bien-être » ? Thaler et Sunstein envisagent un  bref instant cette objection, mais ils n’y répondent pas car ils ne la comprennent même pas : la liberté plutôt que la santé, comment est-ce possible ? Ils ne se rendent pas compte que les « gens » ont sans doute une conception de la vie plus riche, plus différenciée et plus humaine que celle d’universitaires standard.
Cass Sunstein, par ailleurs éditorialiste chez Bloomberg Media, a traité de l’affaire du soda new-yorkais et argumenté en faveur de son « paternalisme libertarien » dans un article de la New York Review of Books du 7 mars. Il s’en prend à John Stuart Mill, qui est effectivement le meilleur défenseur d’une conception radicale de la liberté. Selon Sunstein, si Mill  dit que l’individu est le mieux placé pour savoir ce qui est bon pour lui, c’est qu’il n’a pas eu la chance de connaître l’économie comportementale. Mais dans ce même article, Sunstein laisse entendre un autre ton de voix puisqu’il admet qu’on pourrait sans doute, au cas où les nudges ne fonctionneraient pas, faire appel à un « paternalisme coercitif » comme celui de Sarah Conly, auteur du livre Contre l’autonomie ; pour justifier le paternalisme coercitif. Selon elle, pour empêcher les gens de « prendre des décisions stupides », qui les mettent et nous mettent en danger, il faut en finir avec la liberté de choix, quelle que soit la réaction du public, qui n’est qu’un des éléments dans la prise de décision politique : elle propose par exemple d’interdire totalement de fumer où que ce soit. Dans son prochain livre, cette sympathique universitaire s’apprête à démontrer que l’on n’a pas le droit d’avoir autant d’enfants qu’on le souhaite. Sunstein avait lui aussi, naguère, montré les limites de son libéralisme en proposant de limiter la liberté de parole sur Internet sous prétexte de combattre les théories conspirationnistes.
Tel est le vrai visage du paternalisme.  On comprend mieux la réaction du juge Tingling et on peut espérer que les États-Unis sauront, mieux qu’une Europe déjà bureaucratisée, résister à la folie réglementaire de ces « experts » qui tuent l’esprit de responsabilité et de créativité.

Stuart Mill : l’antidote
Le livre de John Stuart Mill De la liberté (1859) est  le meilleur antidote à toutes les politiques néo-hygiénistes, et c’est  pour cette raison qu’il est si souvent critiqué par les bien-pensants. Contrairement à ce que dit Sunstein, Mill n’ignorait pas que les résultats des actions des individus peuvent leur être défavorables : mais, selon lui, ces individus, s’ils sont adultes, sont responsables de leurs actions. Si l’individu veut se détruire lui-même, il en est libre. Ce n’est pas parce que l’on se réclame de la santé ou du bien qu’il est permis d’attenter à la liberté de ses concitoyens.
Mill résume sa position dans ce qu’on a appelé le « principe de non-nuisance » : « La seule raison légitime que puisse avoir  une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui. Le contraindre pour son propre bien, physique ou moral, ne fournit pas une justification suffisante. On ne peut l’obliger ni  à agir ni à s’abstenir d’agir, sous prétexte que cela serait meilleur pour lui ou le rendrait plus heureux ; parce que, dans l’opinion des autres, il serait sage ou même juste d’agir ainsi. L’individu est  souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit. » Pour toutes ces raisons, Mill refusait la prohibition de l’alcool ou de produits toxiques comme l’opium, ne voulait pas réglementer la prostitution ou le temps de travail et n’objectait rien  au « mormonisme », c’est-à-dire à la polygamie.
Mill veut que la liberté d’opinion soit absolue, car il se pourrait bien qu’une des opinions réduites au silence soit une opinion vraie. Plus encore, pour briser le « despotisme de la coutume », Mill estime qu’une société a besoin d’ « excentriques », de personnages dont les idées mais aussi les comportements s’écartent de la norme courante et annoncent l’avenir, comme Socrate ou Jésus, pourtant condamnés en leur temps. « Le niveau d’excentricité d’une société se mesure généralement à son niveau de génie, de vigueur intellectuelle et de courage moral. Que si peu de gens osent maintenant être excentriques, voilà qui révèle le principal danger de notre époque. » Quel jugement porterait Mill sur notre ère « normale » ?.[/access]

*Photo : Supersize me.

Juin 2013 #3

Article extrait du Magazine Causeur



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