Le grand aspirateur-préempteur de films qu’est le Festival de Cannes semble déjà à l’œuvre. Résultat en salles: un salon des refusés sans intérêt. Quoi de neuf alors? Renoir évidemment!
La ressortie en salles de La Règle du jeu de Jean Renoir est toujours un événement, et ce d’autant plus qu’il s’agit, comme c’est le cas ici, d’une version restaurée.
C’est en 1938 que Renoir décide d’adapter Les Caprices de Marianne avec parmi les premiers titres envisagés pour le futur film, Les femmes sont comme ça. Mais étrangement, bien des années plus tard, en 1966, le cinéaste déclarait : « Ce qui est intéressant peut-être à propos de ce film, c’est le moment où je l’ai tourné entre Munich et la guerre et je l’ai tourné absolument impressionné, absolument troublé par l’état d’esprit d’une partie de la société française, d’une partie de la société anglaise, d’une partie de la société mondiale. Et il m’a semblé qu’une façon d’interpréter cet état d’esprit du monde à ce moment était précisément de ne pas parler de la situation et de raconter une histoire légère, et j’ai été chercher mon inspiration dans Beaumarchais, dans Marivaux, dans les auteurs classiques, dans la comédie. ».
Musset, dans la bouche de Renoir, a donc disparu au profit de Marivaux et de Beaumarchais. Mais l’intention demeure : « Rien de grave dans les aigus », aurait dit le regretté Michel Legrand. Autrement dit, si La Règle du jeu demeure l’un des plus beaux films français depuis 1895 et l’invention des Lumière, c’est précisément parce qu’il combine le dramatique et la comédie, le trivial et le sublime, le peuple et l’élite, le sérieux et l’insouciant. Le pire serait de réduire le film à l’un ou à l’autre de ces éléments antagonistes. Le génie de Renoir c’est précisément de tenir les deux bouts de la corde dans un exercice d’équilibriste qui tient du prodige.
Il y aura donc à parité La Chesnaye, le châtelain parvenu et Marceau le braconnier, le catholique et le juif, mais aussi le mari, la femme et l’amant à l’étage noble comme dans les cuisines, les maîtres et les valets. On passe sans cesse des uns aux autres sans l’ombre d’un temps mort, dans une sorte de frénésie amoureuse et vitale. Tout le monde ici semble danser sur un volcan sans jamais s’en rendre compte. La passion amoureuse est une bombe à fragmentations multiples qui fait partout des victimes. Les vraies bombes de la guerre éclateront plus tard, mais elles se préparent déjà. Comme le laisse entrevoir cette fabuleuse scène où le cuisinier parle du maître des lieux, en commençant sa phrase par : « Tout métèque qu’il est… » Il donne ensuite la recette de la salade de pommes de terre, preuve irréfutable selon lui du bon goût de son patron, « tout métèque qu’il est », donc. Pas certain que cette expression passerait à notre époque, du moins serait-elle immédiatement contrecarrée par bien autre chose qu’un bon goût culinaire. Alors même, soit dit en passant, que la recette de la salade de pommes de terre est un marqueur d’intégration aussi solide que bien d’autres. Et celle qui est donnée dans le film est absolument parfaite : il faut se brûler les doigts pour la réussir !
Ainsi va La Règle du jeu, film-gigogne dont chaque nouvelle vision permet de découvrir ou de redécouvrir une nouvelle facette, un nouvel attrait. Comme cette merveilleuse réplique empruntée à Chamfort : « L’amour dans la société, c’est l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes. » Rappelons en conclusion que pour François Truffaut, ce fut le « film le plus haï à sa sortie ». Ni la critique ni les spectateurs de l’époque ne voulurent accepter le miroir pourtant si pertinent que leur tendait alors Renoir. Ils avaient, comme souvent, besoin de certitudes lourdes et faciles. À rebours de ce que dit La Chesnaye : « Mais bien sûr que tout le monde a ses raisons ! Mais moi je suis pour que chacun les expose librement. Je suis contre les barrières, contre les murs. » Si le mot n’était pas abominable, on parlerait bien ici de la modernité de Renoir. En mêlant peinture sociale et confessions intimes, le cinéaste désarçonne, bouscule, rudoie même son spectateur, et c’est tant mieux. Il faudrait, nous disent les beaux esprits, encore aujourd’hui, choisir entre le rire et l’émotion. Foutaise ! Si La Règle du jeu nous est à ce point nécessaire, c’est précisément parce que rien n’y est figé, définitif, bloqué. C’est la vie même qui l’irradie.