Quelques pistes de réflexion sur l’avenir de la Sérénissime dans un brûlot signé Casanuova
Découvrir Venise après l’avoir rêvé dans les livres d’histoire est toujours un choc esthétique qui peut virer au cauchemar et à une forme aigue de misanthropie. Il suffit d’aller à Venise pour détester le genre humain. Parfois, je vous l’accorde, il n’est pas nécessaire d’aller si loin. La beauté du lieu résiste plus mal que bien aux assauts répétés du tourisme de masse et de la verroterie boutiquière. Ce qui devait s’annoncer comme un voyage hors du temps se transforme en allégorie d’une globalisation hideuse et gloutonne. Comme si la moindre parcelle de sérénité était irrémédiablement mangée, avalée par une folie commerciale sans fin, une course vers l’échafaud qui arrivera bientôt à son terme vu l’état avancé de décrépitude générale.
Mort programmée
Ce n’est plus qu’une question d’années. Sa mort semble programmée. Avant de me rendre dans la lagune, j’ai passé mes jeunes années à compulser un beau livre en langue italienne datant de 1977 du photographe vénitien Fulvio Roiter (1926-2016). Essere Venezia publié chez Magnus Edizioni trônait dans notre bibliothèque familiale comme le témoignage funeste d’une cité en voie de marchandisation totale. La bascule avait déjà commencé son long travail de sape.
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Nous n’imaginions pas cependant que Venise sombrerait à ce point-là, dans la laideur et l’oppression touristiques, dans la gabegie institutionnalisée et l’effondrement moral. Plus âgé, je me souviens avoir lu Venise en hiver d’Emmanuel Roblès qui fut adapté à la télévision française sous une lumière crépusculaire assez réconfortante. La solitude qui s’emparait de l’héroïne du roman au contact de cette ville fantôme agissait tel un baume apaisant : « Elle se sentit intimement accordée à cette solitude, à cet univers sans présence humaine – à peine une ou deux silhouettes furtives sous les arcades des Procuraties – égarée dans les décors d’un théâtre, abandonnés, dépouillés de leurs dorures, lavés de leurs couleurs ».
Comment pourrait-on se retrouver seul face à soi-même aujourd’hui dans un endroit assailli d’incessantes propositions et d’images vulgaires ? Comment pourrait-on décemment aujourd’hui encore se laisser envahir par la mélancolie salvatrice de ces hôtels surnageant des eaux ? Que Venise ne soit plus en Italie et sous le feu des critiques n’est pas un thème nouveau. Sa lente décomposition est inscrite dans ses gênes. Et la littérature est remplie de constats tous plus alarmistes.
Venise, comme Carthage, doit être détruite
Si la pandémie n’a rien arrangé, elle a surtout permis de révéler au grand jour les limites d’un tourisme à outrance et l’étendue des dégâts. Un essayiste sous le nom caché de Casanuova vient d’écrire Authentique rapport sur la nécessaire disparition de Venise, un pamphlet tonique et féroce aux éditions Exils. Il dresse un tableau implacable d’une fuite en avant, fruit de la médiocrité des élites locales et de l’appât du gain. A travers de courts chapitres, toujours très bien informé de la réalité et des chausse-trappes vénitiennes, l’auteur s’en donne à cœur joie. Il dézingue à tout-va. Il ose pointer du doigt les responsables. Il pousse l’analyse même très loin.
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La lecture de ce brûlot est aussi instructive que vivifiante. Dès les premières pages, le dénommé Casanuova avertit : « Dans trente ans, peut-être moins, Venise n’existera plus. Vidée de ses habitants, envahie par les eaux, livrée, pour ce qu’il en restera, aux commerces minables. La Venise que nous avons connue et aimée ne sera plus qu’un souvenir ». Le naufrage de ce bateau ivre comme il se plaît à le nommer est la convergence d’intérêts financiers rapaces et d’un laisser-aller municipal suicidaire. Le lanceur d’alertes Casanuova s’insurge contre les édiles complices, les malversations, le blanchiment d’argent sale et tant d’autres dysfonctionnements. Il parle même « des odeurs de mafia asiatique » s’étonnant qu’« un serveur chinois qui gagne 1 000 euros par mois puisse subitement racheter le bacaro où il était employé » ou, plus étrange, il s’interroge : « Comment comprendre qu’une célèbre pizzeria près de la place Saint-Marc qui génère des centaines de milliers d’euros de chiffre d’affaires soit louée 20 000 euros par mois seulement à une citoyenne chinoise ? ». Son but est, avant tout, de sauver Venise, quitte à proposer des solutions radicales et incorrectes.
Il lance ainsi un provocant « Et pourquoi pas Disney ? » dans une logique jusqu’au-boutiste : « Puisque la disneylandisation est bien engagée, autant l’assumer sérieusement, professionnellement […] Il est temps de déléguer la gestion de cette Venise pauvrement disneylandisée à de véritables professionnels. Qui songerait à confier la gestion de Disneyland aux politiciens vénitiens ? Alors pourquoi leur abandonner Venise ? ». Dans le registre des portes de sortie, il évoque l’exemple de Lascaux 2. Une copie qui préserverait la Venise historique : « La construction d’une telle réplique du centre historique donnerait du travail à tous les artisans vénitiens. On pourrait cesser de se lamenter en vain sur leur disparition et plutôt convenir, avec Walter Benjamin, qu’il est du principe de l’œuvre d’art d’avoir toujours été reproductible ». Peu importe les pistes du renouveau, une chose est certaine : l’avenir de Venise depuis 1 600 ans ne nous est pas étranger !
Authentique rapport sur la nécessaire disparition de Venise de Casanuova – Exils
Authentique rapport sur la nécessaire disparition de Venise: la revue de France Culture
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