Digne héritier de Philip Roth, Joshua Cohen interroge avec humour l’identité juive américaine. Et lorsqu’il confronte celle-ci au sionisme radical, cela donne un roman grinçant: Les Nétanyahou. Propos recueillis par Steven Sampson.
Pour son roman burlesque, Les Nétanyahou, Joshua Cohen s’est inspiré d’une visite sur un campus américain faite en 1960 par le père du futur Premier ministre israélien, universitaire réputé, en compagnie de sa famille. Une confrontation musclée entre sionisme et diaspora.
Causeur. Votre satire confronte deux professeurs, l’Israélien Ben-Zion Netanyahou, spécialiste de l’Inquisition et sioniste fervent, et l’Américain Ruben Blum, défenseur de l’assimilationnisme. Si le premier a existé, vous avez inventé le second.
Joshua Cohen. Blum s’inspire de Harold Bloom. Né dans le Bronx des immigrants d’Odessa, il a grandi dans la langue yiddish avant de s’assimiler au point de devenir expert en poésie britannique, jusqu’à être considéré comme une autorité shakespearienne, renversant ainsi l’hégémonie WASP dans le département d’anglais à Yale. Cette capacité d’adaptation permet de comprendre son discours. C’était un bon juif libéral de la génération de la Grande Dépression et du New Deal, convaincu que le monde s’améliorerait à condition que les autres pays imitent l’Amérique, et que celle-ci reste fidèle à elle-même.
Qu’est-ce qui vous a incité à écrire ce roman ?
J’étais chez Harold Bloom et la télévision était allumée sur CNN. Benyamin Netanyahou est paru à l’écran et Harold a dit : « Oh, j’ai rencontré ce garçon. Il avait 10 ans, c’était quand son père est venu ici. » Ensuite, envoyé en Israël pour un article sur le procès de Bibi – accusé de corruption – et ses tentatives pour étouffer le système judiciaire, j’ai lu le pavé de son père sur les origines de l’Inquisition au xve siècle : il était plus intéressant que son fils ! Ben-Zion est né au début du xxe siècle à Varsovie avant d’émigrer en Palestine. Convaincu par les thèses nationalistes de Vladimir Jabotinsky, il devient l’éditeur des journaux de son mouvement, le sionisme révisionniste, qu’il suit à New York lors de son exil. Il rate donc la fondation de l’État d’Israël par les sionistes de gauche, ses adversaires de toujours. Pendant la décennie la plus cruciale de l’histoire juive, il poireaute, enragé, à Long Island et dans la banlieue de Philadelphie ! Il passera une partie des années 1950 en Israël mais retournera vivre en Pennsylvanie.
A lire aussi: “Les Nétanyahou” de Joshua Cohen: satire politique et littérature
Pourquoi la thèse de Netanyahou sur l’Inquisition est-elle considérée comme « révisionniste » ?
Il prétendait que l’Inquisition ibérique avait été déterminante pour définir le judaïsme non pas comme une religion mais comme une race. L’Espagne du xve siècle avait en effet invalidé les conversions : seul le sang comptait, « limpieza de sangre ». Selon Ben-Zion, c’est à partir de ce moment-là qu’on a pu reconnaître la racialisation du judaïsme en Europe, racialisation qui aboutira plus tard aux lois de Nuremberg. D’où sa défense d’un État d’Israël ethno-nationaliste.
Ben-Zion Netanyahou était-il un idéaliste un peu fou ?
Il me rappelle Sayyid Qutb, le père idéologique de Daesh, qui étudiait au Greeley Teachers College dans le Colorado, où il écrivait des articles contre les femmes portant du rouge à lèvres et des minijupes. L’Amérique est une pépinière pour les fous du monde entier. Vous êtes un islamiste dur qui méprise le socialisme arabe et pense que les femmes doivent porter le hijab ? On s’en fout ! Croyez ce que vous voulez, ça n’a aucune importance ! C’est donc dangereux : ces idéologies suppurent dans le vide. Refoulées, elles attendent d’être réexportées dans leur pays d’origine pour produire des effets parfois terribles.
Mais vous éprouvez quand même de la compassion pour Benyamin Netanyahou
Oui, j’ai de la sympathie pour lui, il se sentait exclu de l’histoire, il était plein de ressentiment. Il a donc écrit sur l’histoire comme si c’était de la fiction, je me reconnais en lui.
A lire aussi: Monsieur Netanyahou, les juifs de France, c’est une affaire de Français
Les Américains sont-ils imperméables aux idées, à toute idéologie qui ne relève pas du capitalisme ?
On a tous un plan, quelque chose à vendre, c’est notre affairisme qui nous sauve. Très peu de gens adhèrent à une doctrine, ils préfèrent vous proposer des T-shirts. Regardez les émeutiers du Capitole : lorsqu’ils se sont introduits dans les bureaux des parlementaires, tout ce qu’ils ont trouvé à faire, c’est du streaming sur leurs comptes Twitter et Facebook. Puis ils ont essayé de vendre des casquettes MAGA (« Make America Great Again », le slogan de Trump) depuis leurs propres boutiques en ligne. Ce n’était qu’une opportunité commerciale. Il n’y avait aucun discours, juste « cliquez et likez ». Soyez mon follower. Le capitalisme est une idéologie totalisante qui émousse ses concurrents.
Donc, en Amérique, il n’y a pas de valeurs communes à part celles du marché ?
Il n’y a jamais eu un socle de valeurs que chacun doit respecter, comme la laïcité en France. La dernière fois qu’il y a eu quelques tentatives, c’était lors du New Deal en 1934 ! Hormis le transcendantalisme et l’invention du rock n roll, on n’a pas de culture commune. Notre notion de laïcité ne va pas plus loin que l’idée de la séparation de l’Église et l’État. C’est-à-dire que personne n’est « Américain » : on est Noir ou Blanc ou Hispanique ou 45 % suédois et 70 % irlandais – en plus on est nul en maths !
La cancel culture peut-elle faire ce lien ?
Il n’y a pas de noyau central auquel on peut s’identifier et s’assimiler, juste un vide, transformé en base d’opérations pour une lutte de pouvoir entre des groupes identitaires. On voit cela à l’œuvre dans la rivalité entre les grands récits nationaux : celui de l’immigration et celui de l’esclavage. L’impasse actuelle vient de l’incapacité des tenants de ces récits d’admettre la légitimité des autres. La manière dont ces sagas sont achetées et vendues détermine les parts de marché du pouvoir. Après un siècle, l’extrême gauche et l’extrême droite sont parvenues à la même conclusion : pour vivre en paix, il faut pratiquer l’ethno-séparatisme, il faut rester avec « les siens ».