Quand on se penche sur l’histoire du jazz, on mesure d’emblée l’importance des avancées techniques sur l’évolution de cette musique. Elles n’expliquent pourtant pas tout.
Ainsi, le passage du vinyle au microsillon a-t-il modifié la longueur et l’architecture des morceaux et des soli. L’électrification des instruments a vu l’émergence du vibraphone. Les progrès de l’électronique ont permis l’utilisation massive des claviers et des boîtes à rythmes. Ce ne sont là que quelques illustrations d’un constat indéniable : le jazz, comme d’autres arts, a toujours été tributaire de la technique.
Le jazz, un état d’esprit
Pourtant, bien au-delà des considérations purement matérielles, économiques, sociétales et politiques qui ont influé sur son cours, l’évolution du jazz se caractérise par un changement d’état d’esprit. La musique de la Nouvelle-Orléans, est, avant tout, joyeuse. Energie, vigueur, allégresse, spontanéité, expression d’une joie de vivre communicative, autant de marqueurs de l’art de Louis Armstrong, jusque dans l’interprétation des thèmes les plus tragiques, souvent transcendés par l’humour. Un état d’esprit qui imprègne le jazz des origines : on le trouve dès le premier disque enregistré en 1917 par l’Original Dixieland Jazz Band. Il perdura durant l’ère des grandes formations Swing, jusqu’ à la « révolution » du Be-Bop, dans les années 40.
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L’intellect vs l’affectif
En schématisant, on pourrait résumer cette mutation par l’influence grandissante de l’intellectualisme sur l’affectivité. Le concept prime désormais sur le sentiment. Miles Davis reste l’archétype de ce changement de climat. Le « Prince des ténèbres », loin d’incarner la joie de vivre et l’insouciance, exprime la mélancolie, voire la désespérance. Sa musique, qui influencera nombre de ses successeurs, est en rupture avec le jazz des débuts. Le second degré l’emporte sur la spontanéité, le swing a cédé sa place de notion fondamentale. Le coup de grâce sera porté dans les années 50-60. Le bruit et la fureur remplacent l’insouciance. L’engagement politique, l’abandon de tous les critères antérieurs, le refus de toute règle formelle, tels sont les fondements du Free Jazz incarné, entre autres, par Cecil Taylor ou Ornette Coleman. Les albums de ce dernier portent, du reste, des titres explicites : Something Else, The Shape of Jazz to Come, The Umprecedented Music of Ornette Coleman, autant de manifestes pour un désir de rupture parfaitement explicite. Cette radicalité n’a, à l’évidence, plus grand-chose à voir avec ce que l’on avait, jusque là, appelé « jazz ». Le voilà Instrumentalisé. La démarche s’inscrit dans le droit fil de l’art conceptuel, l’œuvre elle-même passant au second plan derrière un commentaire souvent logorrhéique. Il n’est, du reste, pas exagéré d’affirmer que le succès rencontré par cette nouvelle musique, succès, au demeurant, temporaire, tenait à des raisons qui n’avaient qu’un lointain rapport avec l’art, au sens traditionnel du terme. Les théories de la déconstruction, que l’on nomme aujourd’hui cancel culture y étaient déjà à l’œuvre. Haine de tout ce qui peut évoquer le passé, culte inconditionnel du présent et, surtout, de la nouveauté, devenue critère essentiel de la valeur d’une œuvre, tels sont désormais les « codes » à respecter.
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Vers une reconquête ?
Ces réflexions sont nées de l’écoute du dernier album d’Evan Christopher, Blues In The Air (Camille Productions/Socadisc, sous-titré The Music of Sidney Bechet. Né en 1969 en Californie, Evan Christopher, virtuose de la clarinette, se situe dans le droit fil des maîtres néo-orléanais, les Johnny Dodds, Barney Bigard, Omer Simeon, qui ont donné ses lettres de noblesse à un instrument quelque peu délaissé par la suite. Le répertoire, emprunté au Néo-Orléanais Sidney Bechet, est on ne peut mieux adapté : y figurent tous les grands succès qui ont jalonné sa carrière, y compris dans sa période française. De Polka Dot Stomp à Si tu vois ma mère en passant par Dans les rues d’Antibes et le titre éponyme, autant de thèmes que se réapproprie avec brio un ensemble particulièrement homogène, composé de musiciens qui ont fait leurs preuves, à l’instar du superbe tandem rythmique Sébastien Girardot-Guillaume Nouaux. Il propulse, avec une sûreté jamais prise en défaut, des solistes talentueux, imaginatifs. Outre le leader lui-même, Malo Mazurié (trompette) et Félix Hunot (guitare) font preuve d’un enthousiasme réjouissant. Créativité, sens du swing, allégresse, expressivité, toutes les qualités du jazz le plus authentique se retrouvent dans leur musique. Celle-ci, faut-il le préciser, n’est nullement une copie servile. Elle témoigne de la fidélité à une tradition qu’il s’agit de préserver. Mieux, de faire revivre. Comment ne pas souscrire à un tel projet ?