L’affaire du « mur des cons » et la liberté d’expression (5 mai)
Élisabeth Lévy. Le journaliste de France 3 Clément Weill-Raynal est sur la sellette pour avoir filmé le fameux « mur des cons » dans les locaux du Syndicat de la magistrature, puis transmis la vidéo à un de ses amis qui l’a publiée sur le site Atlantico. Le SNJ, première organisation professionnelle des journalistes, a apporté son « plus total soutien » (sic) au SM, victime d’une « attaque en règle qui concerne tout le mouvement syndical ». Cet excès syndical de déontologie vous impressionne-t-il ?
Alain Finkielkraut. Je commencerai par un constat, ou un rappel. La liberté de pensée et la liberté d’information ne sont pas la règle mais l’exception dans l’histoire des communautés humaines. Il suffit de regarder derrière soi et autour de soi pour s’en convaincre.
En ce qui concerne la pensée, la norme a été souvent la persécution, et pour ce qui est de l’information, nous savons que le premier souci du pouvoir totalitaire, et même des pouvoirs autoritaires, est de la contrôler afin que ne parviennent pas les nouvelles qui risqueraient de contredire le dogme. Lénine disait : « Les faits sont têtus. » Ses successeurs ont démontré par une pratique constante de la falsification l’extrême fragilité des vérités factuelles. Nous vivons fort heureusement dans des régimes démocratiques : le pouvoir ne contrôle plus l’information.
Il est lui-même suffisamment contrôlé pour qu’il ne puisse pas céder à cette tentation.
Edwy Plenel a dénoncé à l’envi l’emprise médiatique de l’hyper-président Nicolas Sarkozy. Il lui a opposé comme dernier espace de liberté − les journaux ayant, selon lui, sombré dans la révérence − « le bouillonnement imprévisible, le foisonnement improbable, le pluralisme infini, les réseaux et les liens d’Internet ».
Il y aurait beaucoup à dire sur cet espace égalitaire où les négationnistes s’ébrouent comme à la piscine. Mais revenons à ce qui nous concerne. Nicolas Sarkozy pouvait bien vibrionner en tous sens, il n’avait aucun pouvoir sur les médias. Même le service public lui échappait. France Inter et France 3 étaient des hauts lieux de la « résistance » au président qui a dit « Casse-toi, pauvre con ! ».
Le journaliste a gagné sa guerre d’indépendance, il n’est plus inféodé au pouvoir. Il a vaincu la censure, il a terrassé toutes les instances répressives. Et pourtant, les libertés de pensée et d’information sont menacées. Les porteurs de mauvaises nouvelles, celles qui ne sont pas conformes à l’esprit du temps, s’exposent à de très dures représailles. Ce n’est pas l’État qui tyrannise la société civile, c’est la société civile qui se tyrannise elle-même.
Aujourd’hui, le pouvoir politique est faible et le pouvoir social, lui, a des démangeaisons totalitaires.[access capability= »lire_inedits »] Nous assistons à ce spectacle étrange où des intellectuels, des philosophes et des journalistes veulent encadrer la liberté dont ils vivent. Si c’était un tableau, je l’appellerais : « La liberté mise à mal par ses bénéficiaires mêmes ».
Ces journalistes n’ont aucun scrupule à violer ce que Soljenitsyne, dans son discours de Harvard, a appelé notre droit de ne pas savoir. En espionnant et en rendant publiques des conversations privées, et en violant allègrement tous les secrets, sauf, bien sûr, celui – sacro-saint – de leurs sources. Les voici maintenant qui s’indignent que les citoyens aient connaissance de l’existence d’un « mur des cons » dans le local d’un syndicat de magistrats. Ce syndicat étant de gauche, il doit pouvoir faire ce qu’il veut en toute impunité. Ses membres et ceux qui les soutiennent se réclament des malheureux et dénoncent une « gestion carcérale de la misère ». Ce robespierrisme persistant se conjugue avec le grand combat que mène la société démocratique contre la civilisation du spectacle et des formes. « Rien ne révolte plus l’esprit humain dans les temps d’égalité que l’idée de se soumettre à des formes », disait déjà Tocqueville. Mais les formes évitent aux individus de s’abandonner à leurs pulsions et à leurs humeurs. C’est la grande et fragile sagesse du cérémonial judiciaire.
Violences au Trocadéro (19 mai)
Le 20 mai, les dirigeants du PSG avaient convié les supporters et la population parisienne à célébrer le titre de champion obtenu par le club. Mais beaucoup de gens étaient venus pour casser plutôt que pour fêter l’événement. Bilan : 30 blessés, 1 million d’euros de dégâts, 47 gardes à vue, 23 personnes jugées en comparution immédiate. Alors que la plupart des médias et des politiques ont dénoncé l’action violente de hooligans, ce qu’on voyait sur nos écrans rappelait plutôt ce qu’on nomme pudiquement « violences urbaines ». Que s’est-il vraiment passé ?
Un jour, quelqu’un m’a raconté cette histoire : une jeune fille vit sur une île sous la surveillance maniaque de son père qui l’enferme dans son château. Elle réussit, cependant, à tomber amoureuse d’un jeune homme. Celui-ci, qui doit quitter l’île, la presse, en dépit du danger qu’elle encourt, de tout faire pour venir le rejoindre. Avec l’aide de sa bonne, elle s’évade du château, monte dans une barque ; la barque est attaquée par des brigands et, à la fin, elle meurt. Une fois son récit terminé, le narrateur m’a demandé : « Qui est responsable ? »
J’ai cherché, je me suis gratté la tête, j’ai hésité entre les uns et les autres. Et finalement, je me suis dit que le premier responsable était le père.
D’autres réponses sont possibles mais, comme moi, tout le monde oublie les brigands, les auteurs du crime. Et c’est un peu ce qui s’est passé au lendemain de la soirée organisée au Trocadéro par le PSG pour fêter son premier titre de champion de France depuis dix-neuf ans.
On a d’abord mis en accusation le préfet de police et le ministre de l’Intérieur. Certains adversaires politiques ont même appelé à leur démission. Et ceux-là mêmes qui ne cessent de dénoncer l’hypnose sécuritaire, l’obsession sécuritaire, le sarkozysme sécuritaire, ont fustigé l’amateurisme et l’incompétence du préfet. Il aurait fallu 10 000 policiers pour encadrer les 10 000 participants à la fête.
On a aussi pointé du doigt le Qatar, ou encore la Mairie de Paris, et on a oublié les brigands. Mais comme leurs agissements ne pouvaient pas être passés complètement sous silence, on est allé chercher les supporters. Ainsi, l’événement se trouvait-il banalisé et ramené à la pathologie connue, donc rassurante, du football. Or, s’il est vrai que les supporters ont des comptes à régler avec la direction actuelle du PSG, ils ne sont pour rien dans les saccages de la place du Trocadéro ou dans les agressions contre les cars de touristes. Sur ce point, le fameux journalisme d’investigation s’est montré d’une incuriosité à toute épreuve. L’émeute est entrée dans Paris, mais Paris, semble-t-il, avait d’autres chats à fouetter. En 1998, on célébrait la France black-blanc-beur et nul n’a envie aujourd’hui de prendre acte de sa désintégration. Alors on regarde ailleurs, et on laisse rentrer les émeutiers dans leurs banlieues.
Nous avons peut-être une bonne raison d’être extrêmement prudents, c’est notre souci de ne pas stigmatiser l’ensemble des Français issus de l’immigration…
Dans son livre Limonov, Emmanuel Carrère cite le grand historien Martin Malia : « Le socialisme intégral n’est pas une attaque contre des abus spécifiques du capitalisme mais contre la réalité. C’est une tentative pour abroger le monde réel. » De même, l’antiracisme intégral sous lequel nous vivons n’est pas une attaque contre les abus spécifiques du racisme, mais contre la réalité. Cette idéologie mobilise tous ses experts, tous ses chercheurs, tous ses sociologues pour récuser les données de l’expérience. Ce qui ne veut pas dire que le racisme a cessé d’exister. Nous sommes voués à nous battre constamment sur deux fronts, contre l’abrogation antiraciste du monde réel et contre le déchaînement raciste des bas instincts. Et ce n’est pas une pétition de principe : ceux qui choisissent la voie de l’intégration, qui font de bonnes études, qui obtiennent un diplôme, sont souvent au chômage parce qu’ils payent pour les autres. Ils payent pour ceux qui ont un tout autre agenda, qui se considèrent comme des ayants droit voire comme des conquérants.
Le projet de loi sur l’enseignement supérieur en anglais (19 mai)
Le projet de loi Fioraso sur l’enseignement supérieur, qui été présenté le 15 mai en conseil des ministres et voté à l’Assemblée le 28 mai, autorise les enseignements en anglais dans les universités, comme cela se pratique déjà dans les grandes écoles. Le Monde explique : « Pour les uns, la défense du français est une cause sacrée, tant la langue est l’âme d’un peuple, de son identité, de son histoire, de sa culture. Pour les autres, cette défense intransigeante relève trop souvent du combat d’arrière-garde (et prive le pays des armes nécessaires pour affronter la compétition mondiale, à l’œuvre dans tous les domaines) […] Ils ont évidemment raison. » Que vous inspire cette dernière phrase ?
Dans son poème La Jolie Rousse, Apollinaire évoque la longue querelle de l’ordre et de l’aventure, de la tradition et de l’invention. Les partisans de la multiplication des cours, des thèses, des mémoires et des recherches en anglais voudraient nous faire croire qu’ils poursuivent cette querelle et qu’ils sont, bien sûr, du côté de la rébellion. « Nouvelle bataille d’Hernani », ose même titrer Le Monde, comme s’il y avait une once de romantisme dans la reddition sans conditions de l’enseignement supérieur français au processus d’uniformisation planétaire.
Les défenseurs de l’anglicisation considèrent la langue non comme un monde, mais comme un pur instrument d’information et de communication. Tenir l’information pour la forme la plus haute de la langue, c’est, comme le dit Heidegger, « le propre de la technique ». Tel est donc l’enjeu : soit nous nous rallions à cette conception véhiculaire, soit nous essayons d’en protéger le français et toutes les langues, anglais compris. J’ajoute que demander à des professeurs français, comme à Sciences Po, d’enseigner en anglais, c’est les contraindre à sacrifier la nuance et la complexité de leur matière. Ainsi organise-t-on la baisse du niveau pour briller dans le classement de Shanghai !
Il est bon que des professeurs américains ou anglais puissent enseigner en version originale dans nos universités, mais il est d’autant plus urgent de veiller sur notre langue qu’elle se perd en France même. Le vocabulaire des étudiants s’appauvrit, leur syntaxe s’effondre. Roland Barthes rappelait, en 1979, cette confidence de Flaubert à George Sand : « J’écris non pas pour les lecteurs d’aujourd’hui, mais pour les lecteurs qui pourront se présenter tant que la langue vivra. » La langue au sens non technique du terme. Il incombe à l’Université française de retarder sa mort.
Émeutes suédoises, attentat de Londres : les fractures des sociétés européennes (26 mai)
Deux événements récents révèlent les fractures qui minent les sociétés européennes : le meurtre, le 22 mai, d’un soldat britannique par deux islamistes en plein cœur de Londres, et les émeutes urbaines qui secouent la Suède. Les assassins du soldat anglais ont crié « Allah Akbar ! » en poignardant sauvagement leur victime. Le gouvernement britannique a immédiatement qualifié cette attaque de « terroriste ». Est-ce un acte isolé ou un phénomène de société ?
Jamais je n’oublierai l’image de ce jeune homme tenant à la main une hache maculée de sang et faisant de grands discours devant un téléphone portable. Sur la Terre devenue studio de télévision, nous sommes tous des cameramen. Rien n’échappe à l’image et les terroristes veulent être les stars de ce film permanent.
Ils ne reçoivent même plus leurs ordres d’Al-Qaida : ils agissent sans en référer à personne. Ce sont, nous dit-on, des « loups solitaires ». Certes, mais ils ne vivent pas dans les bois. Ils sont connectés et ils baignent dans la haine. David Cameron, le premier ministre anglais, s’est empressé de dire que la tuerie de Woolwich était une « trahison de l’islam » et Boris Johnson, le maire de Londres, a surenchéri en affirmant qu’il ne fallait pas aller chercher plus loin que la psychologie des tueurs. Ils ont raison l’un et l’autre de vouloir prévenir les amalgames. On ne peut pas incriminer une civilisation ou une religion tout entière pour un assassinat barbare qui a sans doute révulsé un très grand nombre de musulmans. Mais, comme le souligne Hannah Arendt, « en politique, connais ton adversaire est au moins aussi important que connais toi toi-même ». Il faut savoir à qui on a affaire. Il faut savoir que Yusuf Al-Qaradawi, le cheikh égyptien qui a été acclamé par une foule en délire, place Tahrir, prêche La notion de patience dans l’islam et que ce livre est disponible en français. Il faut savoir que Sayyid Qutb (1906-1966), le principal penseur des Frères musulmans, défend, contre toute définition minimaliste ou mystique du djihad, l’idée que le but ultime du djihad n’est nullement la protection d’un territoire, mais l’instauration du royaume de Dieu dans le monde entier : « Le genre humain est l’objet de cette religion, la terre entière est son champ d’opération. »
Il y a des imams, bien sûr, qui condamnent ce radicalisme. Dans son livre Islam, l’épreuve française, Élisabeth Schemla cite notamment Tareq Oubrou. Mais celui-ci doit prendre acte de la popularité de Mohamed Merah parmi les « jeunes » : une popularité inentamée par le fait qu’il a tué aussi des musulmans. « Ils préfèrent qu’on tue dix musulmans si cela permet qu’on tue un juif ! Pourvu qu’on tue un ennemi ! J’ai développé une allergie à cela. Le problème des musulmans, ce sont les musulmans eux-mêmes. » On aimerait que les responsables politiques européens soient à la hauteur d’un tel discours. Les journalistes aussi, d’ailleurs. Mais ceux-ci, confrontés aux émeutes urbaines en Suède, entonnent, comme si de rien n’était, la ritournelle de l’exclusion. Après la France et l’Angleterre, la Scandinavie : tous les modèles européens d’intégration sont en crise et personne ne s’interroge sur un possible rejet de l’intégration par les immigrés eux-mêmes ou par une partie d’entre eux. Pourtant, le secrétaire général du Comité contre l’islamophobie en France a déclaré : « Personne n’a dans le droit, dans ce pays, de dire pour nous ce qu’est l’identité française. » Pour la première fois dans l’histoire de l’immigration, l’accueilli refuse à l’accueillant la faculté d’incarner le pays d’accueil.
Le mouvement anti-mariage gay (26 mai)
Même si le Front national n’y est pas partie prenante, n’observez-vous pas une forme de révolte identitaire dans la « Manif pour tous » contre le mariage gay ? Dans ce mouvement assez disparate, beaucoup se disent hostiles à la liberté des mœurs et estiment qu’il y a des lois au-dessus de la République. Bref, la « Manif pour tous » compte d’authentiques réactionnaires !
Je ne crois pas qu’on puisse définir le mouvement de la « Manif pour tous » par les slogans débiles ou odieux et les actions violentes de sa frange la plus radicale. Pour la majorité des protestataires, la différence des sexes est la différence inaugurale de l’humanité (« Hommes et femmes il les créa. »). Si celle-ci est levée par la technique et par le droit, si l’homme et la femme peuvent devenir interchangeables, on entre dans ce que Zygmunt Bauman a appelé un monde liquide. Tout peut être n’importe quoi et chacun n’importe qui. Une femme lesbienne demande un congé maternel quand elle est enceinte et un congé paternel quand c’est au tour de sa compagne[1. L’anecdote est authentique. Elle concerne une salariée qui, avec sa compagne, a eu recours à la procréation médicalement assistée en Belgique, à deux reprises, chacune ayant mis au monde un enfant.]. C’est aussi en vertu de ce principe d’indifférenciation que les libéraux, comme le maire de Londres, ou les libertaires, comme les écologistes, plaident pour l’ouverture des frontières : s’il n’y a plus assez d’Européens pour payer les retraites du Vieux Continent, augmentons le nombre des immigrés, ils feront l’affaire.
Il faut, sans aucun doute, obéir aux lois de la République. Mais les démocraties modernes ont proclamé les droits de l’homme et du citoyen. Cela veut dire, comme l’a montré Robert Legros, que « les pouvoirs s’exercent au nom de l’humanité et sous la surveillance de l’humanité ». Or, on nous propose, avec la nouvelle filiation, d’entrer dans le post-humain. Revient-il à la République d’entériner ce passage ? Doit-elle fixer une limite ou laisser, sans réagir, les droits de l’homme dévorer le droit ?[/access]
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