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L’Allemagne ne paiera pas !


L’Allemagne ne paiera pas !

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Depuis que l’euro est devenu un chef-d’œuvre en péril, la guerre fait rage de ce côté-ci du Rhin entre deux camps irréconciliables. D’un côté, ceux qui réclament la mise sous perfusion des voyous et des éclopés du système dans un transfert permanent des ressources de l’Allemagne à leur profit. Comme s’il ne s’agissait pas là d’un racket indécent. De l’autre, ceux qui appellent à une « germanisation » des partenaires de l’Allemagne, dont la France, qui devraient augmenter leur productivité, réduire leurs coûts du travail, équilibrer leurs comptes intérieurs et extérieurs. Comme si l’on pouvait changer les peuples.
Ces deux « solutions » à la catastrophe européenne s’enracinent dans deux visions opposées de l’ensemble des questions économiques.  La vulgate keynésiste subordonne la prospérité et le progrès à un soutien inconditionnel de la demande : transfusons le sang de l’Allemagne vers les anémiques de la zone euro. La doxa néolibérale ne connaît qu’une seule loi, celle de la compétitivité : que les untermenschen de l’Europe se hissent au rang des übermenschen. Depuis trente ans, ces visions cristallisées ont pris les esprits en otages et s’affrontent sans jamais se rencontrer, aux dépens du débat rendu nécessaire par les difficultés des temps.
Le discours des « keynésistes » s’accompagne d’un procès moral : l’Allemagne aurait le devoir de soutenir ses partenaires, comme les parents doivent secours à leurs enfants ou l’État social protection aux handicapés. Et les sacrifices qu’elle réclamerait en contrepartie seraient dénués de fondement juridique et politique.
Le discours moraliste joue son rôle usuel de brouillage des données objectives d’un problème qui exige une compréhension rigoureuse. Nous l’avons déjà dit, l’Allemagne ne peut pas payer[1. « Bundesrepublik über alles », Causeur n°53, novembre 2012.]: les 80 millions de citoyens de la République fédérale ont leurs propres charges et ils doivent faire face aux exigences de la mondialisation, qu’ils ont identifiées et décidé de relever, conformément à leur génie économique. Pis encore : le prélèvement sur leurs richesses réclamé pour sauver la zone euro, d’au moins 100 milliards d’euros par an, les précipiterait dans une dépression économique.[access capability= »lire_inedits »]
Ils sont d’ailleurs lourdement engagés par leur participation au Mécanisme européen de stabilité : 170 milliards d’euros, avant même la carambouille chypriote ! Et ils savent que les sommes ainsi consenties dans le feu des faillites des pays du Sud devront être passées par profits et pertes. La perspective d’un engagement indéfini les terrorise.
Est-ce à dire que le parcours de l’Allemagne, depuis les débuts du nouveau siècle, ne réclame que des éloges ? Pas tout à fait. Sa réussite industrielle s’est accentuée récemment à la faveur de choix économiques qui ont, dans les faits, désolidarisé l’économie allemande de celles de ses partenaires. Mais sa stratégie d’expansion ne date pas de la mondialisation, ni même de l’après-guerre : elle a débuté dès la fin du XIXe siècle. Faute de disposer d’un empire colonial, comme la France ou l’Angleterre, elle choisit alors de conquérir le monde grâce à la qualité du made in Germany, et elle y réussira. Autant dire que l’Allemagne mondialisée à la mode Schröder et Merkel est l’héritière de celle de Bismarck.
Si on peine à comprendre l’Allemagne d’aujourd’hui, c’est sans doute parce que l’engagement européen de la République fédérale, sceau de sa rupture définitive et radicale avec le nazisme, a masqué tout le reste de son héritage. Il n’y a pas eu chancelier plus francophile et Européen plus fervent que Konrad Adenauer. Et le couple qu’il a formé avec le général de Gaulle a tant impressionné les esprits que leurs misérables héritiers s’ingénient à singer leur entente et leur coopération.
Les pantomimes d’un Sarkozy ou d’un Hollande avec la chancelière de Berlin ne donnent plus le change à personne. L’Allemagne a changé, l’Europe a changé, le monde a changé.
L’Allemagne a changé du fait de sa réunification accomplie dans l’urgence, et dont elle a supporté la quasi-intégralité du fardeau financier, soit 1500 milliards d’euros en dix ans. Elle a surtout, en surmontant le conflit idéologique issu de la partition, réappris à être une nation.
L’Europe a changé du fait de son élargissement à l’Est. Les nouveaux entrants d’Europe centrale sont redevenus des partenaires économiques de premier rang de l’industrie allemande. Les entreprises de la RFA ont trouvé, à leurs portes, une main-d’œuvre compétente et peu chère, qui est aussi une clientèle toute indiquée pour leurs produits. Au moment exact où le choix de la mondialisation, acté par les accords de Marrakech du printemps 1994, imposait une difficile équation économique à nos industries européennes, l’inclusion de l’Europe centrale a permis une réduction effective des prix de revient allemands grâce à la sous-traitance locale. L’Allemagne a ainsi conjugué les ressources du Mittelstand[2. Mittelstand : système d’entreprises moyennes performantes qui forme le cœur de l’économie allemande.]et les avantages de la Mitteleuropa. Mais cette réussite a aussi décentré l’Allemagne vers une autre Europe.
Le monde, lui, a changé avec l’entrée en force de la Chine, devenue en l’espace de trente ans la deuxième puissance économique mondiale. Entrée en force qui a fourni une aubaine formidable aux entreprises allemandes, au premier rang pour la fourniture des biens d’équipement et des voitures de luxe.
Gerhard Schröder, qui n’a jamais cru à l’euro, et Angela Merkel ont tiré les leçons successives de la réunification, de l’Europe élargie et de la nouvelle mondialisation. Ils ont donc, en accord étroit avec les patrons et les syndicats allemands, ouvert la voie à une autre Allemagne. C’est toujours une Allemagne industrielle, mais qui recherche de plus en plus sa clientèle au-delà des frontières de l’Europe occidentale. Elle applique une stratégie proprement mercantiliste qui consiste à viser des gains constants de parts de marché. Elle pratique ainsi une sorte de cavalier seul économique qui va jusqu’à produire des formes d’action déloyales. Profitant de la crise des pays voisins, les entreprises allemandes embauchent ainsi en nombre croissant des ingénieurs français ou espagnols qu’elles font travailler en Allemagne, plutôt que dans des centres de recherche locaux, ce qui renforce la production et la consommation allemandes et les recettes fiscales du Trésor de Berlin[3. Sur la stratégie allemande, voir Jean-Michel Quatrepoint : « Comment l’Allemagne a gagné la paix », revue Le Débat, n°168, janvier-février 2012.].
C’est donc une autre Allemagne qui s’est modelée durant les vingt-trois années écoulées depuis que le mur de Berlin est tombé. Un film de science-fiction pourrait la représenter, dans une esthétique froide et distanciée, sous la forme d’une grande plate-forme industrielle offshore où s’activent une armée d’ingénieurs et de travailleurs qualifiés, travaillant pour le monde entier. Seulement, cette réalité, nous sommes constamment tentés de la refuser au profit d’une Allemagne imaginaire, l’Allemagne-vache à lait de l’Europe en faillite ou l’Allemagne-modèle pour les autres Européens, invités à la rejoindre au Panthéon de la réussite économique. L’abandon de ces visions fantasmatiques, qui nourrissent également la germanophilie niaise et la germanophobie bornée, est la seule chose que nous réclamons.[/access]

*Photo : Parlement européen (Angela Merkel et le social-démocrate Martin Schulz).

Mai 2013 #2

Article extrait du Magazine Causeur



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est un économiste français, ancien expert du MEDEF

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