Le peintre Honoré Daumier ne s’y est pas trompé : les deux principales cibles de ses caricatures acerbes étaient les politiciens et les magistrats. Ces derniers, drapés dans la robe épaisse de leurs certitudes évoluent – chez Daumier – comme de replets notables ivres d’autosatisfaction. Aujourd’hui l’apparence a changé. Les magistrats entrent dans des costumes Hugo Boss, font du vélo le week-end, sont abonnés à Canal+ et s’amusent à bâtir de colossaux « mur des cons« à l’heure de la pause dans le local syndical, havre de paix dans un monde de brutes. Mais le fond est là : le juge est sûr de lui, admet rarement ses erreurs, accable souvent ses contemporains d’une arrogance satisfaite, ballade sur l’époque son intime conviction avec morgue, et exhibe avec fierté, à chacun de ses visiteurs, son glorieux diplôme de l’Ecole nationale de la magistrature. Par ailleurs le juge est apolitique. L’histoire récente l’a largement démontré. À l’instar de Thierry Jean-Pierre, Eric Halphen ou Eva Joly, il mène des croisades contre les politiciens corrompus (Jean-Pierre contre ceux de gauche, Halphen et Joly contre ceux de droite) sans jamais – au grand jamais ! – s’engager en politique… Bref, voilà une corporation amusante, dont l’observation tout à la fois délasse et instruit sur l’humain.
L’un des spécimens les plus fascinants est le juge Burgaud. Mais si, souvenez-vous : le génie qui a démêlé avec brio le monstrueux imbroglio d’Outreau, et qui jamais (au grand jamais !) ne s’est laissé aller – sous l’influence de Mme Badaoui – à emprisonner un peu vite des « notables » innocents. On se souvient aussi de son audition publique, par les parlementaires, après le fiasco de l’affaire… de son refus de s’excuser et de montrer un visage humain. On pensait le juge Burgaud tombé dans les limbes de l’oubli. Après une discrète réprimande puis (logiquement…) un avancement à la Cour de cassation de Paris, on espérait ne plus entendre parler de lui. Que nenni ! On vient d’apprendre que le petit juge vient de porter plainte contre le réalisateur Bertrand Tavernier (L627, Coup de torchon, La vie et rien d’autre…), après les propos que ce dernier a tenu sur un plateau de télévision : « je suis contre la peine de mort, mais c’est quelqu’un que vous avez envie d’exécuter le juge d’Outreau ». L’avocat de Burgaud invoque, sans plaisanter : « un appel à l’exécution capitale ». La mauvaise foi vire ici au comique : Tavernier n’ayant jamais voulu la mort de personne (à ma connaissance…), mais parlait en l’espèce d’une exécution « professionnelle » du juge d’Outreau… et soulignait la réponse faible de sa hiérarchie judiciaire face à ses défaillances.
Il en revient maintenant au procureur de Paris de décider d’engager au non des poursuites pour « incitation au crime ». Mais cette péripétie médiatique renvoie les cinéphiles à l’année 1976, quand Bertrand Tavernier – encore jeune cinéaste – tournait l’un de ses chefs d’œuvre : Le juge et l’assassin. Lyrique et scrupuleux, ce film fait le portrait d’un juge (Philippe Noiret) tout à la fois intelligent falot et lâche, dans sa relation à un tueur en série mystique (Michel Galabru) qu’il traque à travers la France de la fin du XIXe siècle. L’un des ressorts de l’intrigue est la relation de séduction entre le juge et l’assassin – le magistrat gagnant la confiance du criminel pour obtenir ses aveux, puis le condamner à mort. Le juge Rousseau ne rechignant pas non plus à actionner le levier médiatique pour arriver à ses fins.
Dans une scène touchante, Bouvier, le tueur de bergères, dit à une amie : « Tu sais, Louise, ce qui n’est pas loyal dans le juge, c’est qu’il ne connait pas les vrais pauvres. Il habite trop loin de la grand’route… » Mais Tavernier ne visait pas l’immense juge Burgaud, qui était à peine né.
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