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Russie-Ukraine: le choc des civilisations a eu lieu

L'analyse de Gil Mihaely de la situation géopolitique


Russie-Ukraine: le choc des civilisations a eu lieu
Moscou, D.R.

Poutine, président des Trois Russies


Il y a quelques semaines encore, on se demandait : à quoi sert l’OTAN ? Entre les multiples déclarations et insinuations de Donald Trump et le célèbre diagnostic de Macron (« ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’Otan ») dans un entretien accordé à The Economist, la légitimité de l’Alliance était en train de saigner. Un fossé se creusait entre les membres occidentaux de l’Union européenne et certains membres orientaux de la même Union autour de la question des « valeurs communes ».

La résurrection de l’OTAN

Jusqu’à il y a peu, les États-Unis étaient engagés dans un glissement d’attention stratégique de l’arène atlantique vers l’indopacifique. Depuis jeudi matin 5h00 (heure de Paris), ces doutes autour de l’OTAN sont balayés. Le besoin de défense collective rapproche Varsovie et Paris qui étaient brouillés. Et à Washington, les russophones ont de nouveau la côte ! Pourquoi Poutine a-t-il pris le risque d’arrêter cet effilochage de l’OTAN et l’élargissement des clivages au sein de l’Europe ? La réponse est probablement que ces processus étaient trop lents à son goût et que la Russie n’a pas le temps.

Dans la durée, ce qu’on appelle la culture occidentale est comme les marées qui inéluctablement travaillent des blocs de granite. Les Kardashian s’infiltrent partout sur la planète : avez-vous remarqué sur les réseaux sociaux comment des jeunes filles et des femmes partout dans le monde ressemblent de plus en plus à ces vedettes de téléréalité ? Disney, l’alimentation – les Chinois se sont mis à consommer des produits laitiers !-, les intérieurs, la mode vestimentaire (costard cravate et Zara), la sexualité : tous ces éléments s’infiltrent également partout, aplatissent le monde et transforment l’ancien « village global » de l’ère de la télévision en énorme selfie d’écervelé.e.s.

Le cauchemar russe

L’émergence des sentiments nationaux, le désir de porter des jeans, d’écouter du rock, d’acheter du PQ de qualité, du beurre et de bonnes cigarettes ont érodé en son temps l’URSS. Leurs équivalents d’aujourd’hui travaillent la Russie (vous n’avez qu’à demander à Anna Delvey-Sorokin…). Le cauchemar russe, ce sont des collégiennes en cheveux bleus coupés court qui demanderaient qu’on les appelle Boris et non plus Tatiana ! Avec l’iPhone 20, les films Marvel, les Porsche et les stars de YouTube, il sera très difficile de tenir dans la durée.

D.R.

C’est pourquoi Poutine souhaite faire de la Russie une citadelle assiégée, le refuge du véritable Occident (comme les Chrétiens seraient le véritable Israël). Moscou est désormais le siège de la véritable Église et la capitale du Saint Empire. Et selon lui, la Russie n’est pas un pays qui s’est taillé un Empire (comme jadis la France et le Royaume Uni), la Russie est un Empire. Vu de Moscou aujourd’hui, pour parler de l’Empire russe, il faut employer le verbe « être » et non pas « avoir ».    

L’Ukraine est certes un enjeu stratégique, un espace tiré et déchiré par deux pôles de puissance. Mais c’est également un enjeu de civilisation et même de plus en plus, car en temps de guerre les objectifs et les justifications deviennent sublimes. En 1861, on part en guerre pour empêcher la dissolution des États-Unis et punir les rebelles, mais la guerre de Sécession est gagnée au nom de la liberté et de l’affranchissement des Noirs. Les guerres commencent comme une rixe entre voyous, et finissent en croisades. Pour mourir et faire accepter souffrances et privations, il faut toujours trouver un objectif moral, éthique ou religieux.

Hydrocarbures et armée: le hard power russe

Avec une démographie en souffrance et une économie limitée par la structure même du pouvoir actuel (connaissez-vous des marques russes hors Kalachnikov, Mig, Sukhoi et Lada ?), la Russie dispose de deux avantages : ses hydrocarbures et son armée. Et c’est avec ces deux cartes extrêmement puissantes que Poutine essaie de sauver sa Russie ou plutôt ses Russies – les Tsars l’étaient de toutes les Russies… car il y en a trois dont une a sa capitale à Moscou, la deuxième à Minsk et la troisième à Kiev. Il est impossible pour Moscou de voir émerger une Russie proposant une alternative radicale au modèle de la maison mère. On aurait pu tolérer de l’Ukraine qu’elle aille plus loin que la Biélorussie, mais pour Moscou elle est allée beaucoup trop loin.

À l’aune de cette analyse, on peut essayer de comprendre la suite de la stratégie russe. L’objectif étant de transformer l’Ukraine en Biélorussie, les Russes pourraient commencer par prendre Kiev et y installer un gouvernement qui leur est favorable. Ils pourraient ensuite annoncer que la légalité rompue en 2014 par le « coup de Maïdan » est désormais rétablie. Le nouveau gouvernement ukrainien en question appellerait alors la Russie à son secours face à la guérilla ou à la résistance, et rétablirait l’ordre dans le pays. La Russie, au nom du droit international (le gouvernement légal de Kiev étant souverain comme Assad à Damas…) empêcherait qui que ce soit d’intervenir par la force, et des Ukrainiens materaient la résistance d’autres Ukrainiens. Un gouvernement pro russe assis sur des baïonnettes… ukrainiennes ! C’est ainsi que Poutine pourrait régler ce problème qui ne manque pas de miner les observateurs occidentaux: prendre l’Ukraine, d’accord, mais l’occuper ? À Moscou, les Blancs sont de retour et ils ont des muscles rouges. Leur dirigeant croit que soit la Russie sera un Empire soit la Russie ne sera plus.   



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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