Cohen sur les traces de Bellow ou Roth
Né en 1980 dans le New Jersey, Joshua Aaron Cohen est considéré comme un des plus talentueux héritiers d’une grande tradition littéraire, celle du roman juif américain, qui comprend des écrivains tels que Saul Bellow, Cynthia Ozick ou Philip Roth. Son dernier roman, qui porte un titre énigmatique, Les Nétanyahou, est le quatrième à être traduit en France. Les critiques l’ont encensé, le Guardian qualifiant Joshua Cohen de “génie” et Nicole Krauss de “plus talentueux des auteurs anglophones contemporains”. En ouvrant le livre, le lecteur découvre une citation de Vladimir Jabotinsky, l’enfant terrible du sionisme russe, dont Maxime Gorki déplorait le ralliement à la cause juive, qu’il considérait comme une “perte irrémédiable pour les lettres russes”. “Si vous n’éliminez pas la diaspora, la diaspora vous éliminera”, déclarait Jabotinsky, dans un discours fameux prononcé en Pologne le 9 avril 1938, jour commémorant la destruction du Temple. Cette citation placée en exergue du livre situe immédiatement le contexte du roman de Joshua Cohen.
La tradition du « Campus novel »
En effet, il s’agit à la fois d’un “campus novel” dans la tradition de David Lodge et de Philip Roth, et d’un roman qui aborde de plein fouet le dilemme juif américain et l’opposition entre deux attitudes juives contraires : celle du sionisme pur et dur (celui de Jabotinsky), et celle du diasporisme et de l’assimilation juive dans la “Goldene Medine”, le “pays en or” que les Juifs ont cru trouver en Amérique depuis plus d’un siècle. Comme l’affirme le sous-titre, le roman est le “récit d’un épisode somme toute mineur dans l’histoire d’une famille très célèbre”.
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Cet épisode – que l’auteur a appris de la bouche du critique littéraire Harold Bloom, auquel le livre est dédié – remonte aux années 1950, quand Bentsion Nétanyahou, historien spécialiste du judaïsme espagnol et père du futur Premier ministre israélien, devint professeur à l’université de Dropsie, en Pennsylvanie, après avoir été refusé par l’université hébraïque de Jérusalem, en raison de ses opinions politiques.
L’humour juif, principal attrait du livre
À partir de cet épisode mineur, Joshua Cohen bâtit un roman souvent drôle, parfois grinçant, où l’influence de ses aînés (Roth et Bellow notamment) est très présente. Le narrateur, Ruben Blum, se dit “tiraillé entre deux sortes contraires d’exceptionnalisme”, “la condition américaine d’être libre de choisir et la condition juive d’avoir été choisi”. On ne saurait mieux définir le dilemme juif américain, et la relation bien particulière entre les Juifs et le pays des possibilités illimitées. L’humour juif acerbe de Cohen est l’attrait principal du livre (“J’imaginais notre rue illuminée par un pogrom, j’imaginais la femme de notre directeur, cette folle d’Ellen Morse qui ne ferait pas de mal à une mouche, venir nous apporter des plateaux-repas encore congelés tandis que nous nous faisions oublier dans notre garage individuel…”).
J’ai été moins convaincu par la dimension politique du roman, dont le lien avec l’ensemble du livre est assez ténu. On ne peut se départir de l’impression – et c’est sans doute le défaut principal du livre – que les Nétanyahou ne sont pas tant des personnages romanesques, que des arguments politiques… La description du personnage de Bentsion Nétanyahou, en particulier, confine à la caricature.
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Quand Joshua Cohen prétend que ce dernier a remplacé l’histoire par une forme de théologie et les faits par des croyances, ou qu’à ses yeux, “les années 1490 et 1940 n’étaient au fond guère différentes”, il simplifie à outrance la pensée de l’historien, en accusant Nétanyahou d’envisager toute l’histoire juive comme une préfiguration de la Shoah et d’avoir une vision lacrymale de l’histoire juive.
Une satire politique un peu simpliste, mais quel talent!
Pour se forger un avis circonstancié, il faut lire le Magnum opus du professeur Nétanyahou, Les origines de l’Inquisition dans l’Espagne du XVe siècle, qui prend à contre-pied la thèse communément admise concernant le sort réservé aux Juifs par la Reine Isabelle la catholique et l’identité des Marranes.
Ceux-ci n’étaient pas, affirme Nétanyahou, des faux chrétiens restés secrètement Juifs, mais des convertis sincères, que l’Église rejeta en vertu d’une conception raciale de l’identité juive. Contrairement à ce qu’affirme Joshua Cohen, cette thèse iconoclaste n’était pas le fruit d’une vision idéologique de l’histoire, mais celui d’une étude minutieuse, à laquelle le professeur Nétanyahou a consacré plusieurs décennies. Comme souvent, la satire politique pèche par simplification abusive. Mais cela ne retire rien au talent littéraire de l’auteur. La littérature juive a encore de beaux jours devant elle en Amérique.
Joshua Cohen, Les Nétanyahou, Grasset 2022.
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