La Campagne de France, de Sylvain Descloux
La Campagne de France : avec un tel titre, on pouvait s’attendre à tout. C’est l’avantage d’aller voir un film avant sa sortie en salles proprement dite, sans savoir de quoi il parle, comment, par qui et peut-être même pour qui. En ignorant jusqu’à sa nature : fiction ou documentaire ? Cinéma du vrai-mentir ou du mentir-vrai ? De quoi serait-il donc question derrière ce titre attrape-tout qui pourrait tout aussi bien cacher un énième film de guerre, une ritournelle sur le monde paysan ou bien encore une nouvelle « partie de campagne » comme celle, absolument formidable, que Raymond Depardon avait consacrée en son temps à la campagne présidentielle de Giscard d’Estaing en 1974 ? La troisième hypothèse est la bonne, mâtinée d’un peu de la seconde : La Campagne de France de Sylvain Descloux raconte, sous la forme documentaire, la dernière campagne municipale dans un petit village rural d’Indre-et-Loire, Preuilly-sur-Claise. Avec comme une ombre tutélaire, un fantôme cinématographique bienveillant et rassurant jamais évoqué de façon explicite, le frétillant film du non moins frétillant réac Éric Rohmer : L’Arbre, le Maire et la Médiathèque. En 1993, il y était déjà question d’écologie, de technocratie, de débat public et autre « démocratie participative » appliquée à l’échelon local. Luchini y faisait des merveilles en instit vert. Et Pascal Greggory incarnait à la perfection un élu socialiste prêt à tout pour promouvoir le bonheur pour tous et contre chacun par conséquent. Sans jamais en être le décalque documentaire, le film de Sylvain Descloux fait régulièrement songer à la fable de Rohmer, preuve si besoin était que ce dernier n’était en rien un cinéaste déconnecté de son époque et assigné aux seules intermittences des cœurs adolescents.
Dans La Campagne de France, on assiste donc au combat que se livrent trois listes pour prendre la mairie du village, alors que le sortant ne se représente pas. Ce n’est pas le bon, la brute et le truand. Ce serait plutôt le ravi, le borné et le gros malin. Et les duels ne se font pas au soleil mais à fleurets mouchetés quand on se croise dans les rues pour faire du porte-à-porte. La « vedette » presque involontaire du film, c’est l’un des trois, le ravi, Mathieu (38 ans), certes natif du pays mais qui n’est revenu s’y installer que depuis deux ans tout auréolé, croit-il, de son statut de normalien « consultant en intelligence » et fondateur d’une start-up (évidemment !). C’est un doux mélange de Cédric Villani, du professeur Tryphon Tournesol et d’un naïf aussi définitif que handicapé du sentiment. Pendant que son père, sa seule boussole, se meurt dans un Ehpad, il fait campagne affublé de Guy, septuagénaire à l’exact opposé de lui : extraverti, tonitruant, danseur, maniant le cor de chasse comme personne et nostalgique du tandem Tapie-Mitterrand. Bref, une alliance improbable que les « Preuillaciens, Preuillaciennes » considèrent d’un œil circonspect. Mais, au-delà de ces deux quasi-caricatures, le film se fait plus acide encore quand il montre par exemple les ravages d’une communication politique au rabais avec la scène fabuleuse de l’apposition sur les panneaux électoraux des trois affiches des trois listes en présence : visuellement elles sont strictement identiques et leur slogan respectif d’une merveilleuse redondance. Mais le meilleur est encore ailleurs. Au cours d’une scène où l’une des trois listes (peu importe laquelle tant le « bonnet blanc et blanc bonnet » semble ici la règle du jeu) organise une réunion publique avec la fameuse « démocratie participative » en sautoir, une semaine avant le premier tour. Résultat ubuesque : de futurs élus potentiels qui, au nom de cette fumisterie participative, ne présentent aucun programme mais se tournent vers les électeurs pour leur demander le leur, prêts à l’adopter pour combler leur propre vide. C’est en tous points sidérant, comme le chant du cygne d’un discours politique qui a su théoriser son impuissance par un retournement dialectique où le citoyen devient le responsable de l’échec de ceux qui veulent exercer le pouvoir sans en subir les inconvénients. Au bout du compte, qui l’emporte ? On est soulagé de voir qu’au moins, c’est celui qui, retors mais lucide, ne fait pas prendre à ses concitoyens des vessies de bobos pour des lanternes républicaines.