Le serviteur se tient en retrait. Un geste et il apportera à son maître une coupe pleine d’eau. Sale métier que de servir un homme aussi à cheval sur l’hygiène. On ne le retiendrait pas qu’il passerait ses journées en ablutions multiples, apportant plus de soins à ses mains qu’à sa procurature, rendant par trois fois à Esculape ce qu’exige César. Ça tarde à venir. Il éructe, moitié grec, moitié latin, et ponctue ses phrases des trois mots qu’il connaît d’araméen. Parler peuple, lui ressembler et faire ce qu’il réclame, voilà la politique. Ça n’en finit pas. Il fait venir sa femme. Elle chante, vous savez ? Le peuple s’impatiente. On n’est pas monté de la ville basse pour mater Claudia. Ce qu’on veut, c’est la peau de Joshua. Lequel ? Pilate en a deux sous la main. L’un est surnommé bar ’abb’a, l’autre se dit lui-même bar ’abb’a. C’est à n’y rien comprendre. Et personne n’y comprend rien. Va pour Joshua donc, qu’on le crucifie et qu’on libère Joshua ! De l’eau, vite.
Jusqu’à Origène et son Commentaire sur Matthieu, dans lequel il juge indécent d’attribuer à un impie un nom aussi saint, de nombreux manuscrits du récit de la Passion faisaient mention du prénom de Barabbas : Jésus. Ajoutez à cela qu’en araméen – langue supposée de rédaction de l’évangile de Matthieu –, bar’abb’a signifie « le fils du père », la confusion grandit. Et Pilate répète sa question : « Voulez-vous que je libère Jésus le Messie ou Jésus le Fils du Père ? » (Matthieu 27,17.) Pourquoi autant de similitudes entre deux hommes que la tradition nous présente, depuis le IIIe siècle, comme absolument dissemblables ? Serait-ce là un complot ourdi par l’Eglise, une vérité passée sous silence ? Les choses sont plus simples, c’est-à-dire beaucoup plus complexes.
Une hypothèse. Barrabas n’est pas le nom d’un personnage historique, mais une figure rhétorique : l’allégorie d’une idée théologique. Quand les évangiles synoptiques insistent sur la messianité de Jésus, le quatrième évangile, celui de Jean, insiste sur la divinité du Christ. L’idée de « Jésus messie d’Israël » est recevable par les juifs du Ier siècle ; celle de « Jésus fils du Père » coince en revanche aux entournures. Elle est même inacceptable : un peu rigolards, ils regardent les empereurs romains se prétendre fils de Vénus ou de Mars, mais pour ce qui est du Dieu d’Israël, e finita la comedia ! Comment pourrait-Il, Lui dont le nom est imprononçable, avoir un fils ? C’est proprement inconcevable et inadmissible.
Ce bar’abb’a que Luc, Matthieu et Marc nous font passer pour un « fameux brigand » n’est pas un personnage, mais le johannisme lui-même, c’est-à-dire l’idée que le Christ dépasse sa propre messianité pour n’être plus que fils de Dieu. C’est une hypothèse d’autant plus vraisemblable que l’exégèse nous apprend que, dans l’évangile de Jean, l’épisode de Barabbas est une pièce visiblement rapportée et que le texte original n’en fait nullement mention.
Dès lors, Barrabas ne serait donc que l’un des innombrables motifs de débats et de discussions qui animent l’Eglise des premiers siècles et que les évangiles ont recueillis au long du temps en strates imbriquées. Une borne témoin rappelant que l’idée de divinité du Christ n’était pas du tout évidente pour les premiers chrétiens (à l’exception des gnostiques, qui ne font pas la fine bouche quand il s’agit de rompre avec la référence vétérotestamentaire) et qu’il aura fallu attendre le concile de Nicée pour réconcilier ceux qui, à l’instar des trois premiers évangélistes, insistent sur la messianité du Christ et ceux qui, avec Jean, mettent en avant sa divinité. Mais ce n’est là qu’une hypothèse : l’exégèse nous apprend qu’un texte ne se laisse jamais enfermer dans l’univocité. Aucun commentaire, fût-il délivré par Gérard Mordillat en personne, n’épuise le sens ni le séquestre : l’infinitude du texte, c’est ce que le christianisme a reçu en partage du judaïsme.
Historiquement, rien n’atteste qu’on élargissait chaque année un criminel au moment de Pessa’h[1. Ni le Talmud ni le Midrasch, qui surabondent pourtant en détails historiques sur Pessa’h, n’évoquent nulle part cette coutume.]. Rien sinon les évangiles, qui nous disent que c’était une coutume. Ce qui confirme le statut essentiellement symbolique de Barabbas. Mais, dans le récit de la Passion, il n’est pas un simple figurant polémique ni une pauvre allégorie. Il est le premier homme, celui qui bénéficie en avant-première du sacrifice du Christ. Il n’est pas le parangon du juif déicide, mais la figure du chrétien lui-même, c’est-à-dire du pécheur qui reçoit le pardon parce qu’un autre a été sacrifié à sa place.
Barabbas permet également d’introduire dans le récit de la Passion la référence au rite du bouc émissaire décrit au chapitre 16 du Lévitique : Aaron choisit deux boucs semblables. L’un est immolé, l’autre est envoyé dans le désert. La différence – René Girard l’a mise en évidence, après que Nietzsche avait décelé combien elle inversait les valeurs de la civilisation antique – est que, contrairement à ce qui se passe dans la mythologie grecque, la victime est innocente. Et c’est pour cette innocence même qu’elle est condamnée à mort. Barabbas vient rappeler l’innocence de la victime, soulignant, par contraste, l’iniquité du jugement.
La troisième fonction que remplit Barabbas nous est rapportée par Marc qui le présente comme « un rebelle et un meurtrier ». Là encore, historiquement, la procurature de Ponce Pilate se distingue par le calme civil en Judée : il faudra attendre vingt ans pour que la paix cède le pas à un climat d’émeutes et de révoltes anti-romaines, avant de culminer en 66 à Massada et de s’achever en 70 par la destruction du Temple. Marc ment-il ? Non. Lorsqu’il écrit sa haggadah dans la Rome des années 65, transcrivant ce que Pierre lui a rapporté pendant leurs longues années de collaboration, l’évangéliste a les yeux braqués sur la Judée et les événements qui s’y déroulent. Il a de la sympathie pour ces juifs entrés en rébellion contre l’Empire. Il les connaît et les a fréquentés avec Pierre, en Judée puis à Rome. Le message qu’il leur adresse est simple : tout n’est pas politique. Ou plutôt : la royauté que vous promet le Christ n’est pas de ce monde.
Chez Marc, la figure des deux Jésus bar’abb’a illustre deux messianismes distincts : l’un prend les armes pour affranchir Israël de son occupant romain, l’autre poursuit des visées qui ne sont pas de ce monde. En mettant en scène l’un et l’autre Jésus, Marc nous met en garde contre tous les petits Mordillat que l’humanité enfantera jusqu’aux temps derniers : la politique et le messianisme font deux, quand bien même la politique prend des allures messianiques. La première veut la rébellion ici et maintenant. Elle complote, exécute, assassine, sans nécessairement avoir recours à la perspective de lendemains qui chantent et de surlendemains qui dansent. Quand elle en a, ses mains sont rouges de sang. Quant au messianisme, dont la nature est proprement eschatologique, il tient un discours sur les fins ultimes, sans pour autant les précipiter ni les devancer. Il nous parle en somme d’une insurrection qui vient et n’a pas fini d’advenir dans les cœurs humains.
Simone Weil notait : « Un ancien exemple de décision démocratique : la demande populaire de libérer Barabbas, et de crucifier Jésus. » Et tout ça, sans démocratie participative ni jurys citoyens.
Vite, de l’eau. Pilate n’attend pas.
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