L’argent n’a pas d’odeur. L’or n’a pas de forme : l’or se coule, l’or se fond. De dur, il devient liquide. Ce métal, on peut le dire « précieux » : on le croit résistant, à la morsure du temps comme du chercheur d’or. Mais l’or ne résiste pas au feu de notre appétit : il n’accueille aucune gravure qui ne puisse s’effacer, aucun contour qui ne puisse à nouveau s’amollir, s’arrondir, puis disparaître.
C’est parce qu’ils n’ont pas de mémoire que l’argent et l’or n’ont ni odeur ni forme. Pas d’odeur : cent euros gagnés honnêtement ou sur la misère d’un autre homme, c’est et ce sera toujours cent euros. Ainsi la paix obtenue par le Commerce, tant vantée par les libéraux, l’est aussi sur l’aveuglement volontaire et la mémoire courte des marchands et des acheteurs. Pas de forme non plus : l’or, en nos temps de crise, se vend aux dépens de sa forme symbolique, pour céder à la facilité d’un gain rapidement acquis, prestement dépensé.
Ainsi fleurissent partout en France et en Europe ces vitrines qui annoncent, en grosses lettres noires sur fond jaune : « Achat Or ». La laideur de telles devantures, toute proche du sex-shop ou de l’antique vidéoclub, devrait à elle seule nous avertir que c’est son âme, d’abord, que l’on y vend. L’âme de son passé, de sa culture, de son histoire. Contre le vieux bijou de cette arrière-tante, contre ces médailles de baptême ou de la Vierge, contre cette alliance d’une promesse finalement rompue : contre toutes ces breloques du passé, un peu d’argent, cash.
On le voit : ce que suppose le succès de ces boutiques n’est rien moins que l’amnésie dont est frappé notre temps. Le symbolique ne peut pas résister à l’empire de l’argent, à la transformation de toute chose en marchandise. Tout sera un jour vendu : mais pour cela, il faut tout fluidifier, le Marché, l’emploi, les relations humaines… Pour cela, il faut casser ce qui résiste à l’universelle flexibilité, partout requise : la mémoire, le symbolique, l’héritage. Dans le monde de Mammon, les ruptures doivent devenir la règle : ruptures entre générations (les bijoux hérités de ma grand-tante sont sitôt refourgués), entre les anciens et les nouveaux (les médailles religieuses ne racontent plus rien), ruptures au sein même de la structure sociale fondamentale : le couple qui, une fois cassé, peut encore s’offrir un modeste pactole.
Tout sera fondu : rendu à sa virginité originelle, sans trace ni histoire. Tout sera confondu : non pas au sens eschatologique où le Mal sera révélé et vaincu, mais au sens postmoderne de la grande confusion. Fusion des objets symboliques, des instances structurantes et confusion des genres : l’homme et la femme coulés dans le moule, informe, du « gender ».
Non, le monde ne s’uniformise pas. Il perd toute forme, toute consistance. Il ressemble à cet or aujourd’hui adoré mais qui, jadis, était prétexte à plus grand que lui : matière d’une forme éminente, du Calice, de la médaille, de la lettre enluminée, de l’alliance scellée.
Nul ne peut servir deux maîtres à la fois : voilà ce qu’il en coûte d’avoir choisi le nôtre.
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