Les paroles pour le moins maladroites de l’actrice et animatrice américaine sont révélatrices d’un malaise profond dans le discours américain – et occidental – sur le racisme et l’histoire. Analyse…
L’actrice américaine Whoopi Goldberg, depuis longtemps co-animatrice d’un magazine matinal, « The View », sur ABC, a créé un esclandre cette semaine en déclarant au milieu de son émission que l’Holocauste perpétré par les Nazis n’était pas « une question de race. » Quels sont les tenants et aboutissants de cette affaire ? Qu’est-ce qu’elle nous révèle sur l’état de notre monde ?
Celle par qui le scandale arrive
Lundi 31 janvier, l’émission que co-anime Mme Goldberg aborde la décision prise par une académie dans l’Etat du Tennessee d’enlever du programme scolaire des collèges un certain nombre d’ouvrages comportant des scènes de nudité et des mots grossiers. Sur cette liste figure le célèbre roman graphique, Maus d’Art Spiegelman, une des œuvres les plus célèbres portant sur la Shoah. Condamnant avec ses co-animatrices cette interdiction – ce qui montre qu’elle n’est pas du tout antisémite – Mme Goldberg ajoute néanmoins que, selon elle, « l’Holocauste n’est pas une question de race. » Interrogée sur cette réflexion pour le moins curieuse, elle poursuit : « Il s’agit de l’inhumanité de l’homme envers son semblable. » Pour elle, le racisme n’a rien à voir là-dedans, car « il s’agit de deux groupes de Blancs. »
Le soir, elle est l’invitée du très démocrate Stephen Colbert, dans son talk show ultra-progressiste, « The Late Show », sur le réseau CBS. Interrogée de nouveau sur ses remarques pour le moins curieuses, elle renchérit : « Comment pouvez-vous dire que c’est une question de race quand vous vous battez les uns contre les autres ? » Loin d’expliquer son opinion ou de s’excuser, elle empire son cas. A-t-on vraiment besoin de rappeler que la Shoah était un génocide et non une simple « bataille » (« se battre ») entre Blancs ? La terminologie qu’utilise Mme Goldberg révèle des suppositions étranges : « Les nazis avaient des problèmes avec l’ethnicité, pas avec la race. » Pour elle donc, la race est quelque chose de réel, basée sur la couleur de la peau, et l’ethnicité est une sous-catégorie de la race. Elle tente de se justifier : « En tant que Noire, je pense à la race comme à quelque chose de visible. » Afin d’expliciter cette notion, elle propose un exemple : si elle se trouvait dans la rue à côté d’un ami juif et que des membres du Ku Klux Klan arrivaient, c’est sur elle qu’ils fonceraient et pas sur son ami qui est blanc. A-t-on vraiment besoin de préciser combien cette image est insuffisante pour évoquer le racisme qui ne peut nullement être réduit à de telles situations ?
Un tweet où elle tente de s’excuser est publié après l’enregistrement de l’émission avec M. Colbert mais avant que l’entretien ne passe sur les ondes, donnant la fâcheuse impression qu’elle est revenue sur ses excuses. Enfin, mardi 1er février, sur « The View », elle fait amende honorable et admet qu’elle avait tort. Pourtant, le lendemain, elle est quand même suspendue par sa chaîne, ABC, pendant deux semaines afin qu’elle puisse « réfléchir. » Réfléchissons de notre côté. Quel peut être le sens de cet épisode ?
Les leçons d’un esclandre
Cet épisode révèle-t-il une ignorance générale chez les Américains concernant la Shoah ? On a beaucoup parlé des résultats, publiés en 2020, d’une étude par le Pew Center. La plupart des interrogés savaient ce que c’était que l’Holocauste, mais moins de la moitié était capable de répondre correctement à quatre questions plus précises à ce sujet. Pourtant, il n’est pas certain que les Américains soient moins ignorants quant à l’histoire des États-Unis, ni que des Européens arrivent à un meilleur score à propos de la Shoah. De toute façon, Whoopi Goldberg ne s’est pas montrée ignorante, puisque son intervention a commencé par la défense d’un livre dont la lecture à l’école peut dissiper une telle ignorance.
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Une autre explication est fournie par France-Inter. Le jeudi 3 février, Sonia Devillers, en toute neutralité, s’est empressée de porter secours à cette icône de la gauche démocrate américaine. Selon elle, les vrais coupables, ce sont les médias, et même le public : « Ce n’est pas d’une actrice qu’il faut faire le procès, c’est du système débilitant qui la fait parler de tout, tout le temps. » Cet alibi est peu convaincant. Sur « The View », Mme Goldberg a insisté pour dire ce qu’elle avait à dire ; lors de l’entretien avec M. Colbert, elle a même persisté et signé en développant le même argument. Pourtant, la mauvaise foi inhérente à cette tentative de France-Inter pour rejeter la responsabilité sur notre prétendue soif insatiable de commentaires apporte un indice important : la vraie culpabilité est à chercher du côté des présuppositions de la doxa antiraciste contemporaine.
D’abord – et c’est l’aspect le plus évident – il y a une tendance à essentialiser la race. Cette dernière s’incarne dans la couleur de la peau et correspond donc à quelque chose de réel. Il y a une contradiction au cœur du discours de Whoopi Goldberg : les nazis auraient fantasmé l’existence une « race juive » pour justifier leur inhumanité, mais les non-Blancs représentent bien des races différentes. Il découle de ce principe que seuls les non-Blancs peuvent être victimes de racisme, plutôt que d’inhumanité.
C’est là que l’exemple de l’Holocauste devient embarrassant. En interrogeant Mme Goldberg, M. Colbert affirme que « la blancheur [whiteness] est une construction inventée par des puissances coloniales […] afin d’exploiter d’autres gens. » Il s’agit là d’une pierre angulaire de la « théorie critique de la race » (Critical race theory), cette idéologie politique qui tente actuellement de se faire passer pour une discipline universitaire. Toute forme de persécution et de discrimination tend à être vue principalement à travers le prisme de la blancheur. Pourtant, la tentative des nazis pour exterminer les juifs dément cette affirmation. Comme le fait aussi, l’antisémitisme dont les juifs ont été victimes aux États-Unis. Un exemple est le cas célèbre de Leo Frank qui, condamné injustement pour le viol et l’assassinat d’une petite fille, est lynché par une foule d’antisémites enragés en 1915. Ici, l’idéologie qui cherche à nous imposer une vision manichéenne de l’histoire en noir et blanc s’effondre.
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Troisièmement, les paroles malheureuses de Whoopi Goldberg évoquent toutes la question des relations complexes entre Noirs et Juifs aux États-Unis, question des plus délicates puisqu’elle touche à la tendance des Afro-Américains à voir en les Juifs, soit des victimes de racisme, comme les Noirs, soit des Blancs racistes comme les autres. Un essai célèbre publié dans The New York Times en 1967 par l’écrivain et militant des droits civiques, James Baldwin, résume cette problématique : « Les Noirs sont antisémites parce qu’ils sont anti-Blancs. » Dans le pire des cas, on assiste à des dérives complotistes : en juillet 2020, deux people afro-américains, le footballeur DeSean Jackson et l’humoriste Nick Cannon, ont publié des remarques proclamant que les Noirs sont les vrais Hébreux et que les Juifs sont engagés dans une conspiration pour la domination mondiale. Ces déclarations relèvent d’une sous-culture influencée par des antisémites notoires, comme Louis Farrakhan, dirigeant de la Nation of Islam, qui accuse les Juifs d’avoir financé la traite des esclaves, accusation qu’il partage avec David Duke, l’ancien chef du KKK. Jackson et Cannon ont retiré leurs remarques, mais ce qui surnage ici c’est une sorte de rivalité des mémoires et des souffrances là où la solidarité serait plus logique. Ce qui prête à une confusion fâcheuse est l’usage occasionnel aux États-Unis du terme « Black Holocaust » pour désigner la traite atlantique et ses conséquences, car il invite à une comparaison entre des phénomènes qui constituent tous les deux des crimes contre l’humanité mais dont la nature est très différente. Un autre terme, « Maafa », dérivé d’un mot en swahili, serait moins ambigu. En France, on se souviendra en 2005 de l’affaire entourant l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, qui a refusé la comparaison entre la Shoah et la traite.
Certes, Mme Goldberg est loin du monde du conspirationnisme antisémite, mais sa maladresse extrême constitue un sacré coup de pied dans cette fourmilière malsaine. Et cette maladresse trouve son origine dans le discours réducteur des antiracistes contemporains. De manière symbolique, les remarques de l’actrice-animatrice sont intervenues quelques jours après la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste qui, tous les 27 janvier, rappelle la libération du camp d’Auschwitz par les Soviétiques en 1945. En même temps, le 1er février marque le début aux États-Unis du Black History Month, le Mois de l’histoire des noirs. Que cet esclandre soit au moins l’occasion d’une meilleure compréhension de l’histoire. Pourtant, il ne s’agit pas seulement de regarder les faits historiques en face, mais surtout d’essuyer la buée idéologique sur nos lunettes qui brouille notre vision.
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