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On a sa carte ou on ne l’a pas


On a sa carte ou on ne l’a pas

Tout n’est pas à jeter par la fenêtre dans le XXIe siècle. Le monde d’après le Mur réserve parfois de bonnes surprises, une fois qu’on a chassé de son esprit les spectres d’Angot, des frères Dardenne ou de Gad Elmaleh. Par exemple, j’aime bien certains mots de ce temps. Ou plus précisément le sens que prennent certains mots de ce temps.

Parfois parce qu’ils sont bien utiles. Quand vous lisez ou entendez quelqu’un utilisant l’adjectif lisible dans son acception moderne, du style : « Le gouvernement devrait rendre plus lisible sa position sur le RMI des couples homosexuels à Mayotte », vous savez que vous avez très probablement affaire à un crétin[1. J’ai banni de mon vocabulaire l’expression crétin des Alpes par crainte de voir Luc Rosenzweig m’envoyer en représailles depuis son shtetl chamoniard un de ses scuds-maison dont on se relève pas. Luc, il n’y a que des gens biens dans les Alpes, et je n’ai jamais prétendu, moi, que le peuple savoyard n’existait pas…].

Un avatar sémantique dont je fais mes délices est avoir sa carte. Au siècle passé, cela signifiait une seule chose : être membre du Parti. Le parti signifiant lui-même – toujours à l’époque – le Parti communiste. Quand tous les communistes en furent partis[2. V’la que je me fâche aussi avec Jérôme Leroy. Mais bon, j’avais ma carte avant lui…], l’expression avoir sa carte muta brutalement en moins d’une génération, donnant raison aux regrettés Jean-Baptiste Lamarck et Trofim Lyssenko. Au XXIe siècle, avoir sa carte signifie avoir le ticket, en clair être socialement et médiatiquement inattaquable, ou a minima être protégé des médisances par un préjugé favorable en kevlar. À ne pas confondre avec bankable, un mot un rien abject mais énonçant assez crûment l’équation postmoderne qui rapporte la surface sociale non plus à l’épaisseur du compte en banque, façon Patron-à-cigare, mais à la solvabilité médiatique, façon Premier pouvoir. Claire Chazal est bankable, tout ce qu’elle fait intéresse la France d’en bas, Le Clézio a sa carte, tout ce qu’il fait subjugue l’intelligentsia[3. Il faut s’appeler au moins Clint Eastwood ou Barack Obama pour bénéficier consubstantiellement de ces deux onctions à la fois.]. Si Claire Chazal présente depuis cinq ans, dans l’indifférence générale, une émission intelloïde (intitulée : « Je/nous de Claire », on ne rit pas) sur la chaine gaie Pink TV, c’est sans doute parce que quelqu’un lui a fait miroiter qu’elle pourrait un jour avoir sa carte à la force du poignet. C’est pas gentil.

Jean-Marie Bigard n’est pas prêt d’avoir sa carte. Quand il fait un spectacle, on est certes plus ou moins obligé d’en parler mais à cause de son public de prols blanchâtres et de son soutien à Sarko, on a largement le droit d’en dire du mal. Et même un peu l’obligation, depuis sa malheureuse saillie sur le 11 septembre chez Ruquier, dont Bigard entendra parler toute sa vie, qu’il traînera toujours au bout de la queue, gravée qu’elle est, en lettres de feu sur sa fiche Wikipédia : « Le 5 septembre 2008, lors d’une intervention sur l’antenne d’Europe 1, l’humoriste défend la thèse du complot intérieur à propos des attentats du 11 septembre 2001. Ses déclarations, ont déclenché une vive polémique, et une condamnation des principaux médias. Quelques jours plus tard, par communiqué de presse, il s’excuse : « Je demande pardon à tout le monde pour les propos que j’ai tenus vendredi dernier pendant l’émission de Laurent Ruquier sur Europe 1. Je ne parlerai plus jamais des événements du 11 septembre. Je n’émettrai plus jamais de doutes. J’ai été traité de révisionniste, ce que je ne suis évidemment pas. » »

Dario Fo, lui, a sa carte. Metteur en scène d’avant-garde, anarchiste militant, prix Nobel de Littérature en 1997, ça vous pose un homme. L’une de ses pièces, Faut pas payer, a été diffusée sur France 5. Un thème d’actu puisqu’il s’agit d’une évocation de la vie chère et des premières tentatives d’autoréduction dans les magasins pratiquées par les autonomes italiens des seventies[4. Et que tentent péniblement de rejouer pour les 20 heures de 2009 les troupes du NPA, avec un rendu qui n’est pas sans rappeler celui des StarAcadémiciens reprenant Léo Ferré.]. Faut-il le préciser, la diffusion de la pièce a été saluée par un chœur spontané de louanges, comme l’avait été sa création aux Amandiers en 2005.

Vous ne voyez pas le rapport avec Bigard. C’est que Dario Fo s’est beaucoup plus investi que le plus papistes de nos comiques-troupiers (voire le seul) dans la relecture complotiste du 11 septembre. Il a multiplié les déclarations hostiles à la thèse couramment admise de l’attentat islamiste et répété à l’envi que les Services américains étaient dans la combine.

Dario Fo est l’un des trois narrateurs du film italien Zero : enquête sur le 11 septembre. Un film dont nous laisserons un de ses metteurs en scène, Franco Fracassi, résumer la problématique : « Ben Laden a-t-il profité des attentats du 11 Septembre ? Peut-être… mais il n’est certainement pas le seul ! D’autres personnes ont largement profité de ces attentats, celles-là mêmes qui, ensuite, se sont revendiquées comme victimes de ce crime… » Un film qui, dans la foulée de Thierry Meyssan, affirme notamment qu’aucun avion ne s’est écrasé sur le Pentagone. Comprenons-nous bien : c’est le droit le plus absolu des uns et des autres de communier dans le délire paranoïaque et le conspirationnisme à front bas. Reste à comprendre pourquoi la vision bien à lui qu’a Dario Fo des Twin Towers ne suscite pas la moindre indignation. Or contrairement à l’infortuné Bigard qui a proféré une ânerie une fois en passant et s’en est de surcroît repenti, notre anarchiste ne cesse de répéter ses théories et son propre blog nous apprend qu’il n’hésite pas à en assurer lui-même la promo lors de projections-débats. Mais c’est la jurisprudence Ken Loach qui prévaut. Silence radio. Pas un seul mot sur cette affaire qui compte tant pour lui dans la notice Wikipédia de Dario Fo. Ses admirateurs le protègent de lui-même. Telle la femme de César, le Nobel altermondialiste est structurellement insoupçonnable. Dario Fo a sa carte. Quand on n’est pas n’importe qui, on peut dire n’importe quoi !



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