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L’aède de Bruxelles


L’aède de Bruxelles

christopher gerard quolibets

Avec ses costumes trois pièces anthracite, Christopher Gérard paraît tout droit sorti d’un tableau de Magritte. Pour belge et natif de New York qu’il soit, cet écrivain mécontemporain goûte peu le no man’s land qu’est devenue l’Europe de Bruxelles, jalonnée par les kebabs-frites et les fast-foods américanisés. L’an dernier, ce triste asphalte lui inspira l’amusant Vogelsang, une histoire de vampire en quête de sang neuf dans une avenue Louise décomposée par la modernité finissante.

Moins réac que traditionaliste, ce païen invétéré – dont il faut lire le délicieux bréviaire spirituel La Source pérenne (L’Âge d’homme, 2007) – vibre devant un temple athénien, une gravure d’Hypatie ou une biographie de l’Empereur Julien[1. Surnommé « l’apostat » pour sa réhabilitation du paganisme dans l’Empire romain devenu chrétien, avant Napoléon, il fut le premier monarque à avoir été couronné à Paris, dans l’actuel square de Cluny, comme aime le rappeler Gabriel Matzneff.].

Ses 68 exercices d’admiration littéraires réunis dans Quolibets portent l’inaltérable empreinte de cette vieille Europe. Quod libet nous disaient les anciens : ce qui plaît. De Luc-Olivier d’Algange à Paul Willems, Christopher Gerard distille ses portraits d’écrivains en érudit passionné à la plume alerte et élégante. Homme de constance (d’obsessions, diraient certains), notre lecteur-auteur prêche mordicus une Weltanschauung aristocratique, fondée sur l’honneur, une pleine conscience du tragique de la vie et de la circularité du temps, par-delà les saisons. Volontiers nostalgique des anciens empires, Gerard accable de son feu grégeois la « littérature horizontale » des sybarites confits au marketing littéraire, ces phénomènes d’édition dont les supermarchés de la culture abondent. Son recours aux forêts sonne d’abord comme un talisman spirituel, esthétique et éthique, une célébration de l’être, contre la civilisation de l’avoir.

Nul ne s’étonnera que les soixante-huit colonnes de son panthéon littéraire déclinent toutes les variations d’une droite littéraire et intellectuelle opposée tant aux diktats du progrès ainsi qu’à l’ordre techno-marchand. Contre-révolutionnaire, réactionnaire, catholique, païenne, orthodoxe et même communiste… puisque Jérôme Leroy apparaît au détour d’un chapitre, les caprices de l’alphabet l’ayant malicieusement placé entre Jacques Laurent et Jean Mabire ! Fasciné par la figure grecque de l’hoplite, Gérard écrit ses plus belles pages lorsqu’il rend hommage à son mentor Ernest Jünger – dont il reprit jadis la revue Antaïos ou compose une émouvante élégie en mémoire du regretté Vladimir Dimitrijevic, fondateur des éditions L’Âge d’homme qui fut son « parrain littéraire» et son ami. « Dimitri », ainsi que le surnommaient ses proches, « lisait comme on prie », concevait l’édition « comme un sacerdoce », publiant les dissidents d’hier et d’aujourd’hui avec un appétit inentamé. Sa fin fulgurante et accidentelle couronne d’un sceau tragique la destinée du grand éditeur qu’il fut. Inconsolable, Gérard passe d’un cœur aventureux l’autre, trouvant refuge dans les mots de Jünger, « Sans Dieux, pas de culture ». Jünger, arrêtons-nous-y un instant. Vétéran de deux guerres mondiales, diariste prolixe pour qui « chaque jour fut un cauchemar », de l’attentat à Sarajevo à sa mort – centenaire – en 1998, Christopher Gerard le consacre comme l’un de ses pères tutélaires. Au risque d’oublier le « réprouvé » Ernst Von Salomon dont l’absence béante est une des rares déceptions de ces Quolibets qui font pourtant la part belle aux esprits rebelles.
Mais le péché est véniel. Nous nous avons déjà bien assez à faire avec la somme de références, d’auteurs et d’itinéraires qui pavent le sol de ce Journal de lectures. Le béotien confessera sa méconnaissance du colombien Nicolas Gomez Davila, aux scolies réactionnaires en diable, ou de Roland Cailleux, dont Christopher Gerard place Saint-Genès ou la vie brève comme l’un des magistraux « romans d’apprentissage » du dernier siècle, aux côtés des Deux étendards de l’abrasif Rebatet. Là est le premier plaisir sensuel de l’esthète : anticiper le plaisir de la lecture, saliver avant de croquer, parcourir l’objet livre en l’entourant de ses mains cajoleuses et caressantes.

Ultime petite réserve, certains regretteront l’injuste sort que l’auteur réserve à la plupart des avant-gardes littéraires, notamment dada et surréaliste. Que notre ami bruxellois se le tienne pour dit : nous lui offrirons un numéro des Lèvres nues sur les chemins de Rome, de Delphes et d’ailleurs !

Christopher Gerard, Quolibets. L’Âge d’homme, 2013.

*Photo : statue de Pan(ShotHotspot.com)



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est journaliste.

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