Le temps de l’actualité ne s’accorde décidément pas avec celui de l’analyse. L’enlèvement de la famille Moulin-Fournier n’a pas échappé au sensationnalisme dont les médias sont friands. Au risque de se méprendre sur le principal protagoniste de l’affaire, la secte islamiste Bokom Haram.
Il semble que l’organisation nigériane ait elle-même cherché à entretenir la confusion. Le groupe jihadiste a posté sur Internet deux vidéos à la mise en scène apparemment artisanale et clairement martiale, exercice dont Al-Qaïda s’est particulièrement rendu maître ces dernières années. Sur fond de bâche militaire et d’un drap noir orné de deux kalachnikovs, on y voit les barbes drues de Tanguy et de son frère, contrastant avec leurs traits émaciés, ainsi que le tchador d’Albane. Le texte alarmiste dicté par les preneurs d’otages puis, sur la seconde vidéo, directement lu par l’un d’entre eux, Abubakar Shekau, porte toutes les marques de l’islam radical.
Apparu au début des années 2000, à Maiduguri, dans l’Etat du Borno au nord du Nigéria, Boko Haram relève d’un islam difficile à identifier[1. Voir l’excellente étude réalisée par Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Boko Haram et le terrorisme islamiste au Nigéria : insurrection religieuse, contestation politique ou protestation sociale ?, CERI, Sciences-Po Paris, juin 2012.] qui essaime jusqu’au Nord du Cameroun, où ont été capturés les otages français.
Son fondateur et leader spirituel, liquidé en 2009, Muhammad Yusuf, a toujours pris soin de se démarquer tant du mysticisme des confréries soufies, implantées depuis longtemps dans la région, que du rigorisme des mouvements salafistes, préconisant un retour aux sources de l’islam (salaf : les pieux ancêtres).
Yusuf n’a pas cherché à se priver du confort de la modernité occidentale, il ne s’est pas donné la peine de renouveler le rite ou de s’autoproclamer prophète.
Que vaut alors à Boko Haram le qualificatif de secte, repris par tous les médias ? Au moment de sa fondation en 2002, le groupe a bel et bien a fait l’expérience utopique d’une ferme collective idéale, la « cité céleste », dans les collines de l’Etat nigérian du Yobe, en se rassemblant autour de son chef comme s’il était son gourou. Mais plus qu’à son leader, Boko Haram[2. De boko, dérivé pidgin du mot anglais « book », le livre, et de l’arabe « haram », illicite] s’identifie à un objectif politique bien précis : combattre l’Etat nigérian, jugé impie sous sa forme laïque et soumis aux perversions de la culture occidentale. À ses yeux, la perversion c’est l’école mixte, le calendrier grégorien, et les sciences décrivant un monde qui ne colle pas à la lettre du Coran. Alors que la charia est déjà établie au Nord du Nigéria, les fidèles de la Jama’atu Alhis Sunnah Lida awati Wal-Jihad (les disciples du Prophète pour la propagation de l’islam et de la guerre sainte), l’autre nom de Boko Haram, réclament l’application intégrale de la loi islamique et rejettent violemment la modernité qui irrigue le sud du Nigéria, notamment via des structures scolaires héritées de la colonisation britannique. En somme, Boko Haram prêche un islam obscurantiste et anticolonialiste.
Ceci étant, le mouvement sait récolter les fruits des inégalités qui traversent un Nigéria en plein essor économique. Pays émergent, fort de sa rente pétrolière, d’une industrialisation galopante et d’une démographie dynamique qui devrait le placer d’ici 2050 en 4e position mondiale, le Nigéria est traversé par un clivage économique de plus en plus prononcé. Les Etats du Nord, principaux théâtres des actions terroristes de Boko Haram, affichent de très faibles taux de scolarisation : dans l’Etat du Borno la scolarisation primaire atteignait à peine 21% en 2010. L’attente des partisans de la secte est donc aussi religieuse que sociale et économique.
De ses origines à aujourd’hui, Boko Haram questionne la légitimité de l’Etat fédéral nigérian. Malgré une production de pétrole abondante – le pays en est actuellement le dixième producteur mondial – le Nigéria reste l’un des Etats les plus corrompus au monde, et se montre incapable d’assurer une redistribution équitable de la richesse.
Face au jihadisme, le gouvernement fédéral bombe le torse, misant sur une violence exemplaire pour éradiquer le phénomène. L’armée pensait avoir réglé la question Boko Haram après l’élimination de Muhamad Yusuf et de 800 de ses partisans en 2009, dans un assaut d’une extrême violence. Et au lendemain de la libération des otages Moulin-Fournier, il y a une dizaine de jours, le gouvernement de Goodluck Jonathan a lancé une nouvelle attaque à Baga, dans l’extrême Nord-Est du pays, qui se serait soldée par 187 morts.
Mais cette brutalité ne saurait bien évidemment occulter les violences perpétrées par le groupe lui-même. On estime ainsi que depuis 2009, d’églises brûlées en attentats-suicides, Boko Haram serait responsable de plus de 3000 morts dans le pays. Or, en multipliant les « martyrs » de la cause et en faisant éclater la secte, le gouvernement nigérian encourage les vocations et la groupusculisation de la secte. La division de Boko Haram en petites nébuleuses satellisées par Al-Qaïda au Maghreb islamique aggrave le problème jihadiste. À terme, le vrai danger pour la région est que cent Boko Haram s’épanouissent…
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