Paris a toujours connu plusieurs langues, différents argots selon les quartiers et selon les époques, de Villon à Céline en passant par Rictus et Fréhel. Aujourd’hui, le rap et son mixte de dialectes maghrébins colonisent le langage de la rue.
Jadis il advenait que l’on parlât titi. C’était le temps où la chanteuse Fréhel grasseyait son regret des « poulbots de la Butte ». Les « apaches » des Boulevards avaient leur idiome. Les « zoniers » des « fortifs » également (qui bivouaquaient sur les emprises de la fameuse enceinte de Thiers, là même où se coule le « périph »). Il y avait l’argot des forçats, mais aussi celui des bouchers, des marins, des lavandières, des croupiers, des chasseurs de restaurants, des mitrons, des vidangeurs, des ouvreuses, des lorettes : un argot des métiers. Puis un argot par quartier : Ménilmuche et Vaugirard, Belleville et La Chapelle – pas du pareil au même. Sans compter l’argot de la pègre.
Une langue vivace, composite, exubérante
De mémoire d’homme, l’argot a ses aèdes. Voyez Villon et ses Ballades, du milieu du xve siècle, et son jargon gay : « Gailleurs faiz en piperie / Pour ruer les ninars au loing : à l’assault tost sans süerie » ; traduction : « Homos trompeurs en fellations, pour pénétrer les dupes bien profond : à l’assaut sans éjaculer ». Jusqu’à Genêt, qui dédie les alexandrins de son Condamné à mort à l’assassin Maurice Pilorge : « […] Ces neiges sur mon page, en ma prison muette […] Mordille tendrement le paf qui bat ta joue », etc. Relisez Les Misérables, merci Hugo, Les Mohicans de Paris, merci Dumas, les Mystères de Paris, merci Eugène Sue. De Francis Carco à Pierre Mac Orlan, d’Eugène Dabit à son ami Céline, en passant par le chansonnier de Nini peau d’chien et romancier des Bas-fonds de Paris, Aristide Bruant (auteur en outre, en 1901, d’un Dictionnaire français-argot), toute une littérature assimile le lexique d’un temps où la capitale était moins une ville-monde qu’un creuset de tribus autochtones, dont les photos de Brassaï fixent les ultimes points de chute, et dont le ciné d’avant-guerre restitue le phrasé disparu – voyez Gabin, Arletty… « Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? » Élocution traînante et chaloupée de Paname, solidaire d’un vocabulaire suranné : la tire, la grue, l’oseille, le turbin, le marlou, le blase, le pandore – exemples entre mille. Qu’est devenu l’idiome faubourien ? Un patrimoine évanoui.
La mue est récente. Certes, le parler populo s’est depuis longtemps nourri de vocables exogènes, anglais (gun), gitans (bicrave, bouillave) et arabes (bled, clebs, maboul, toubib). Le fait nouveau, c’est la colonisation de la langue de Molière par la darija, soit le mixte des dialectes maghrébins. Une invasion dont le hip-hop se fait aujourd’hui le ravitailleur. Ce métissage prend souche dans les mal nommés « quartiers sensibles », puis est véhiculé par le rap à l’échelle du territoire. Corollaire de cette bigarrure inédite de l’oralité, un argot haché, mâtiné d’accent nord-africain qui impose désormais sa scansion mitraillée, son phrasé rauque et sa syntaxe erratique au français tel qu’on le jacte.
Benjamin Valliet a signé en 2018 un exquis Lexique ta mère : l’argot des ados, vrai Littré du jargon d’jeune. Sur ce modèle, il remet le couvert avec L’Argot à la bouche : l’argot dans le rap français. Où il appert que les baqueux (agents de la brigade anticriminalité), par extension les policiers, sont « les ennemis jurés des rappeurs et des voyous en tous genres ». Pour preuve, Koba LaD, dans sa chanson Coffre plein (2020) : « Sur l’trottoir de gauche, à l’affût comme un baqueux / un extinct’, on lave tout, efficace quand y a bagarre / On prend la grosse tête quand ça parle de kilos d’beuh ». Un baveux, le saviez-vous, ne désigne « ni un escargot, ni un bébé, ni un yeuve (vieux) dans un Ehpad mais un avocat. Pas ceux qu’on met dans les salades ou pour sortir d’affaire mais des you-voi (voyou). (INCOMPRÉHENSIBLE) Par exemple, ceux qui vendent de la salade (herbe de cannabis), ceux qui carottent (arnaquent) l’État […]. » Autre illustration avec Ninho, dans Chino (2017) : « Affaire classée, affaire classée / Vice de procédure, gros bisous aux baveux. »
De bro (pour brother – frère) à brelik (calibre), de mitonner (mentir) à avoir le seum (être dégoûté), le rap hexagonal encode le viatique de la caillera (racaille) : surtout, ne pas se faire pécho (attraper) lors d’un braco (braquage) ; filer dans son gamos (voiture) ou sa vago (idem) pour pas finir au hebs (prison) ! Sbatek ! (bien joué). Chant d’amour comme l’on sait, le rap, de surcroît, facilite la rime : « Parfois la victoire coûte reuch (cher) / Du mal à me faire de nouveau crush (béguin) ».
Lecteur de Causeur, si t’as compris keutchi (rien), cé ke t’é pas du kleussié (siècle) !
Amoureux du langage et auteur érudit de Tu parles bien la France : essai sur la langue française d’aujourd’hui, le linguiste Julien Barret estime, pour sa part, qu’il est vain de regretter « la disparition d’une langue populaire et titi parigote ». Selon lui, « l’apport de mots nouveaux, anglais ou, dans une moindre mesure, gitans, arabes, antillais » n’affaiblira point la langue. « Pourquoi, poursuit-il, encenser Gaston Couté et Jehan Rictus, qui entonnaient leurs couplets satiriques et populos au Chat noir, à Montmartre, à la fin du xixe siècle, et s’offenser de l’innovation lexicale des banlieues où s’entremêlent apports récents et argot ancien ? » De fait, c’est sous son impulsion qu’à La Cantine du 18, à Paris, le mythique cabaret du Chat noir ressuscite chaque troisième mercredi du mois : un rendez-vous de poésie orale qui perpétue la tradition de la goguette « fin de siècle ». Comme quoi, rien n’est perdu.
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À lire
Benjamin Viallet, Lexique ta mère : l’argot des ados (Fortuna, 2018) et L’Argot à la bouche : l’argot dans le rap français (à paraître).
Julien Barret, Les Meilleures Punchlines du rap (First, 2020) et Tu parles bien la France : essai sur la langue française d’aujourd’hui (L’Harmattan, 2016).
À voir
« Nouvelle scène de poésie du Chat noir », à La Cantine du 18, 46, rue Ramay, 75018 Paris. Le 3e mercredi du mois à 20 h 30.