Pour Michel Fau, Molière est d’abord un artiste baroque. Son jeu devait être extravagant et éclatant, passant de la tragédie à la farce de tréteaux. Malheureusement, il est aujourd’hui incarné par des acteurs ennuyeux, sérieux et raisonnables.
Qui donc interroger sur la manière de jouer Molière ? Sûrement pas l’actuel administrateur de la Comédie Française, Éric Ruff, qui avoue fièrement dans un texte sur le site de l’illustre institution : « S’il est une maison de théâtre où l’on ne sait pas comment on doit jouer Molière, c’est bien la sienne. » Pour lui, cela ne semble pas être un problème. C’est donc tout naturellement vers Michel Fau – qui aime tant adapter son jeu au style des auteurs – que nous nous sommes tournés. Homme de théâtre flamboyant et monstre des planches, il a quitté voilà quelques années la dictature des metteurs en scène branchés pour faire le théâtre de ses rêves – aussi bien dans le théâtre privé et publique qu’à l’opéra –, mettre en scène ses auteurs préférés et parfois oubliés, et faire briller leurs textes en respectant leur style. Racine, Montherlant, Guitry, Roussin, Poiret, Bourdet, Ibsen sont passés entre ses mains… et bien évidement Molière, qu’il ne monterait pas s’il ne savait comment le jouer ! Il a interprété et mis en scène Le Misanthrope, Le Tartuffe et est actuellement en tournée avec George Dandin qu’il jouera du 4 au 8 janvier à l’Opéra royal de Versailles et qu’il reprendra en mai au théâtre de l’Athénée à Paris.
Causeur. Quelle est pour vous la singularité des pièces de Molière ?
Michel Fau. Tout le monde me pose cette question que je ne me suis jamais posée. Pour moi, le jouer a juste été une évidence. Après, quand j’y pense, ce qui m’attire le plus vers son théâtre, c’est le mélange du farcesque et du tragique. Et dans George Dandin que je joue en ce moment, c’est tout à fait cela. Il s’est inspiré d’une farce du Moyen Âge, il a gardé ce côté-là, et en a fait à la fois quelque chose de très raffiné, avec une langue très sophistiquée et des intermèdes musicaux composés par Lully.
Des trois pièces de Molière que vous avez jouées, quelle a été la plus difficile ?
Le Misanthrope ! D’ailleurs, Michel Bouquet m’avait dit que cette pièce était injouable. Il a raison, c’est un rôle empoisonné, comme Hamlet. Ce sont des rôles abstraits. Et puis ils répètent la même chose pendant toute la pièce. C’est très néfaste à jouer. D’ailleurs, juste après avoir joué Le Misanthrope ou l’Atrabilaire amoureux (c’est le titre complet), je suis tombé malade et on m’a retiré la vésicule biliaire. Et puis physiquement, c’est un rôle très difficile à tenir, il est presque toujours sur scène, c’est épuisant. Tartuffe, c’était un peu moins compliqué, il n’est pas toujours là. Dandin, c’est difficile car lui aussi est toujours en scène, c’est un rôle très long, le texte est redoutable… mais j’arrive à trouver plus de plaisir car il y a un côté farce de tréteaux, des apartés au public…
Quels autres rôles voudriez-vous jouer chez Molière ?
L’Avare et Le Malade imaginaire. Arnolphe dans L’École des femmes, je ne veux pas. C’est comme Alceste dans Le Misanthrope, c’est un rôle effrayant à jouer. C’est encore plus long qu’Alceste et aussi en alexandrins. En fait ce sont des rôles qu’il ne faudrait pas jouer longtemps. Il faudrait les jouer dix fois. Et pas tous les soirs ! Comme à l’opéra, laisser un jour ou deux de repos entre chaque représentation. C’est comme chanter Idoménée, de Mozart. C’est très difficile physiquement, mentalement, viscéralement. D’ailleurs, Michel Bouquet a refusé de jouer Hamlet et Le Misanthrope. Je le comprends tout à fait.
Qui sont pour vous les grands interprètes de Molière ?
J’y réfléchissais… et il n’y en a pas beaucoup en fait (rires) ! Je dirais Jean Le Poulain que j’avais vu à la Comédie-Française dans Le Tartuffe où il jouait le rôle d’Orgon mis en scène par Jean-Paul Roussillon… Il était magnifique parce qu’il était grotesque et tragique. Galabru aussi dans le rôle d’Arnolphe, et surtout dans George Dandin. J’ai écouté la captation audio, c’est le plus grand Dandin que j’ai entendu… bien supérieur à ceux qui ont suivi. Philippe Clévenot dans Le Misanthrope m’avait marqué, tout comme Serrault et Jérôme Deschamps dans Le Bourgeois gentilhomme. Et puis Michel Bouquet dans L’Avare évidemment. Ce n’est pas moderne tout ça (rires).
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Peut-on parler d’une trahison de Molière par des interprètes et des metteurs en scène qui tendent à effacer le comique, le farcesque ?
C’est certain. Mais c’est très français. On a du mal avec le mélange du grotesque et du tragique. Les acteurs sont ou comiques ou sérieux. Même pas tragiques hein, sérieux. Tragique, on ne sait même plus faire, à part quelques exceptions. Et c’est un problème de ne pas savoir jouer « tragique » pour jouer Molière. Le tragique, d’ailleurs, rejoint le comique, le grotesque. Et aujourd’hui, très souvent, on ne joue plus Molière de manière comique. On ne le joue même pas de manière tragique d’ailleurs, mais de manière sérieuse et raisonnable. Et c’est le contraire absolu de Molière. Ou alors ils font des blagues. Du théâtre rigolo. Voilà ce à quoi nous sommes condamnés aujourd’hui : le théâtre rigolo et le théâtre sérieux. Mais Molière aimait la tragédie. Il voulait être tragédien. Et lorsqu’il jouait la tragédie, les gens se moquaient de lui. Aujourd’hui, d’après les écrits qui nous rapportent cela, les gens nous disent que c’était un mauvais tragédien. Moi, je suis persuadé du contraire. Il devait déranger dans sa manière de jouer la tragédie, peut-être. Mais je suis certain qu’il était tragique. Quand je pense à cela, des images du film Molière, de Mnouchkine, me reviennent. Je n’aime pas ce film. Mais Caubère y est fantastique. En rapport à ce que nous disons là, je pense à la scène où Caubère incarne Molière jouant Nicomède, de Corneille, très maquillé avec des plumes rouges. Il déclame de manière tragique, c’est bouleversant. Et Caubère qui comme Molière est un grand comique, joue parfaitement la tragédie. Ça ne m’étonnerait pas qu’il s’approche de la manière dont Molière lui-même devait la jouer. D’ailleurs, on peut ajouter aux grands interprètes de Molière Philippe Caubère dans Dom Juan. Vous voyez… Caubère, Galabru, Bouquet, Le Poulain… et moi (je me mets dans le même sac), notre point commun c’est l’excès. Nous sommes des acteurs excessifs. On ne peut pas jouer Molière sans être excessif. On ne peut pas jouer Molière du bout des doigts, en demi-teinte. Ça n’est pas écrit comme cela.
Puisque vous parlez du style de jeu qui convient à Molière… Michel Bouquet disait dans ses leçons au Conservatoire – que je conseille à tout le monde d’écouter : « On ne peut pas jouer Molière en ne gueulant pas. Il faut que la manière d’être projetée soit excentrique. »
Tout à fait. Et c’est en partie pourquoi c’est difficile techniquement, vocalement. Quand je sors de scène après George Dandin, je suis lessivé. Puisque vous parlez de Bouquet, un souvenir me revient. Lorsque nous jouions ensemble Le Tartuffe que je mettais en scène, lui jouait Orgon. Tous les jours en coulisses, avant le spectacle, il nous disait : « N’oublions pas que nous jouons une tragédie ! » Et puis le lendemain il nous disait : « N’oublions pas que nous jouons une farce ! » Je me répète, mais c’est vraiment important ce mélange.
Molière est-il aujourd’hui trahi à la Comédie-Française, dans sa propre maison ?
Évidemment ! Molière y est joué de manière sérieuse et raisonnable. À part par Christian Hecq. Et surtout de manière réaliste. Alors que c’est le contraire de ça Molière ! Ce n’est pas réaliste. Et encore moins lorsque c’est écrit en alexandrins. L’alexandrin, c’est le contraire du banal, du quotidien. Vous pouvez trouver une captation récente d’un Misanthrope à la Comédie-Française… c’est d’un sérieux effrayant. Alors qu’on sait que Molière se rajoutait de faux gros sourcils pour jouer ce rôle et pour y faire plus de grimaces. D’ailleurs Célimène lui dit : « Vous êtes un grand extravagant. » Eh bien, quand on regarde cette captation récente, Alceste n’a vraiment rien d’extravagant.
D’ailleurs dans la biographie de Grimarest, il rapporte que l’on reprochait à Molière d’être trop « grimacier ».
Bien sûr. Je pense que Molière sur scène, ça devait être d’une extravagance incroyable, ça devait être insensé ! Aujourd’hui les gens qui jouent Molière – et pas qu’à la Comédie-Française, mais presque partout – sont à mon avis complètement à côté. Ils ont sombré dans le raisonnable. Alors que les personnages de Molière sont tout sauf raisonnables.
Pardonnez-moi de citer encore Michel Bouquet sur ce point. Il disait : « Quand on essaie de rendre intelligent Molière, on se rate la gueule. Parce que Molière dit que les réflexes humains sont sots. Alors, quand on veut le rendre plus intelligent qu’il n’est, on a l’air d’un con. Parce que la vraie vérité, c’est que les gens sont idiots. »
Il a raison. L’être humain est sot. Molière est supérieur à tous les acteurs et à tous les metteurs en scène. Mais eux, ils veulent faire les malins. Avec Molière, il faut se laisser guider par lui. Tenez, encore un exemple avec la Comédie-Française. Lorsque j’ai joué Le Misanthrope, ça durait deux heures dix environ. Et je me suis aperçu que lorsque Molière le jouait, ça durait deux heures et quart. Le Misanthrope récent de la Comédie-Française dont je vous parlais durait trois heures ! Mais comment ça peut durer autant ?! C’est parce qu’ils ne le jouaient pas dans le style, ils ne respectaient pas l’alexandrin, son rythme, sa musique. Ils ajoutaient des temps partout. Et en plus, ils ne sont pas drôles ! Ils sont sinistres.
Ceci étant, Jacques Copeau pensait déjà qu’il y avait un problème avec le sérieux qu’on faisait peser sur Molière. En 1950, il rendait grâces à Jouvet – qui jouait et mettait en scène L’École des femmes – d’avoir rétabli la dimension comique et farcesque d’Arnolphe. Selon Copeau, le personnage était jusque-là joué très différemment. Selon Bouquet, même un grand acteur comme Lucien Guitry jouait Arnolphe de manière « rigide et dramatique ». Jouvet, c’était le contraire. On sait d’ailleurs que dans une des scènes de la pièce, il louchait face public, et que la salle était hilare.
Michel Bouquet avait vu plusieurs fois Jouvet jouer le personnage d’Arnolphe. Lorsqu’on jouait Le Tartuffe, il disait s’en inspirer pour jouer Orgon. Il disait que Jouvet dans ce rôle était incroyable d’audace et de clownerie. Les jeunes acteurs devraient écouter la captation audio de Jouvet dans cette pièce ! Jouvet et Galabru sont de grands clowns tragiques, c’est pour cela qu’ils étaient bouleversants et totalement dans le style.
Pour vous, il y a une seule façon de jouer Molière ?
Oui, dans le style. De manière baroque. Un style fait de contraste. On passe d’une scène de tragédie à une scène de farce de tréteaux, à un intermède musical d’un raffinement total. Il faut jouer sur ces contrastes. Et cela doit donner un résultat extravagant, flamboyant.
Molière est devenu intouchable, tout le monde en dit du bien. Mais en ne le respectant pas, en effaçant sa dimension farcesque, en le jouant de manière sérieuse. En lui ôtant son style originel. Le sort de Molière n’est-il pas celui de tous les grands comiques, c’est-à-dire un léger mépris de celui qui divertit par le rire ?
Oui, je le crois. Molière a été récupéré par des gens qui méprisent le rire, par des gens de bon goût, des gens sérieux. Ils en ont fait autre chose.
Terminons par une réplique de Molière que vous aimez particulièrement.
Dans George Dandin ! « Il me prend des tentations d’accommoder tout son visage à la compote. » C’est très sophistiqué, très violent, presque dadaïste et le public est hilare à chaque fois ! C’est du Molière dans toute sa splendeur !