Deux traditions rattachent à jamais la Comédie Française à Molière — né il y a 400 ans le 15 janvier 1622. On y frappe six coups, et non trois, en souvenir de la fusion de la troupe de Molière, dite de l’Hôtel Guénégaud, et de celle de l’Hôtel de Bourgogne, en 1680. Et quand on y joue le Malade imaginaire, l’ultime pièce du dramaturge-comédien, dans la cérémonie finale, d’un burlesque accompli, où le « malade » est intronisé médecin en prêtant un sermon qui vaut bien celui d’Hypocrite (pardon : Hippocrate…) que prononcent nos modernes morticoles, au troisième « Juro », les lumières s’éteignent, le silence se fait : c’est sur cette réplique que Molière a commencé à s’étouffer dans son sang, et a très vite été transporté chez lui où il est mort dans la nuit. On passe ainsi en un instant du rire le plus franc à l’émotion totale.
Reste dans le musée de la troupe le fauteuil où Molière joua cette scène, trône emblématique de l’un des plus grands auteurs de langue française.
De Femmes savantes et de Précieuses ridicules, nous ne manquons guère…
Je ne ferai pas la liste des chefs d’œuvre, ni celle des mises en scène de génie qui ont sans cesse revitalisé ces bijoux de comédies. Je ne parlerai pas davantage des ratages dus à quelques petits marquis (ou marquise, dans le cas de Macha Makeïeff à Marseille) du théâtre subventionné, qui cherchent à se donner une visibilité en montant, comme des cloportes, sur le socle de la statue de Molière.
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Tout le monde connaît ces pièces — ou devrait les connaître. Je voudrais seulement encenser un homme libre, quoiqu’il dût parfois ruser avec les pouvoirs qui le corsetaient ou désiraient le faire taire. On réalise mal ce qu’il fallait de vrai courage, sous le règne du Roi-soleil, pour écrire Tartuffe ou Dom Juan — à la suite duquel le prince de Conti, ex-libertin incestueux confit en dévotion, demanda qu’il soit brûlé vif. Ou l’Ecole des femmes : affirmer le droit des filles à épouser qui elles voulaient, voilà de la vraie subversion, en 1662 — ou aujourd’hui, dans tant de pays où on les marie de force. Ariane Mnouchkine, en adaptant le Tartuffe dans un pays musulman, en 1995, quand GIA et FIS mettaient l’Algérie à feu et à sang, avait parfaitement transposé l’impact de la pièce en 1665, quand Molière la faisait jouer chez le Prince de Condé, à Chantilly, faute d’avoir l’autorisation de la monter à Paris.
Ce qu’il faut saisir, c’est l’extraordinaire modernité de la langue de Molière — à son époque comme aujourd’hui, où l’on croit chic de déstructurer le langage. Voir la vivacité par exemple de la première scène du Misanthrope, où Alceste s’en prend à ces « gens à la mode » dont nous constatons les ravages chaque jour, ceux qui inventent l’écriture inclusive et autres horreurs morphologiques. C’est que de Femmes savantes et de Précieuses ridicules, nous ne manquons guère…
Ecoutez donc Musset :
« J’écoutais cependant cette simple harmonie,
Et comme le bon sens fait parler le génie.
J’admirais quel amour pour l’âpre vérité
Eut cet homme si fier en sa naïveté,
Quel grand et vrai savoir des choses de ce monde,
Quelle mâle gaieté, si triste et si profonde
Que, lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer ! »
C’est dans un poème léger et profond intitulé « Une soirée perdue » (in Revue des deux mondes, 1840). « Lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer » : oui-da ! Les élèves demandent souvent pourquoi de telles pièces s’intitulent « comédies » — et ils en sont pour leurs frais, si on ne leur explique pas que c’est le théâtre du monde que ces comédies décortiquent avec une cruauté et une bonne humeur inimitables. Et en même temps le poète romantique, qui aurait dû abhorrer les « classiques », sent bien l’harmonie de cette langue si souple et si aiguisée, où chaque mot porte, comme des coups d’épée. Très loin de nos bavardages actuels.
« La langue de Molière », dit-on de la langue française — comme l’anglais est la langue de Shakespeare et l’espagnol celle de Cervantès. Plutôt que de transporter au Panthéon les cendres de Molière (que le cimetière du Père-Lachaise s’enorgueillit de posséder, ce qui est plus que douteux), Valérie Pécresse devrait se soucier prioritairement de faire enseigner à nouveau dans les écoles cette langue de Molière, abandonnée au profit du gloubi-boulga que bafouille l’homme de la rue. Une décision de René Haby, qui comme je l’ai raconté cet été avait lancé la Commission Rouchette, quand il était à la tête de la Direction Générale de l’Enseignement Scolaire, préférait l’oral le plus négligé à l’écrit le mieux tenu — et la langue de Molière est un écrit magnifique porté à l’oral par le génie de l’auteur et des comédiens. Ledit Haby eut l’occasion d’imposer son point de vue quand il fut ministre de l’Education et put orchestrer la déroute scolaire et l’apocalypse actuelle : Jospin en 1989 ne fit que systématiser cet écroulement programmé.
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Pleurer de rire ou d’émotion
Des programmes scolaires cohérents, que j’appelle de mes vœux, n’ont que faire de restaurer le port de la blouse ou le Certificat d’Etudes. Ils devraient imposer l’étude chaque année d’une pièce de Molière à partir du CM1 et jusqu’en Terminale (croyez-moi, il y a le choix). Les élèves actuels commencent par dire qu’ils ne comprennent rien à Molière (ni à Corneille, ni à Racine, ni à quoi que ce soit d’antérieur à Aya Nakamura) parce qu’ils n’ont jamais eu l’occasion d’en entendre. Instruire, cela ne consiste pas à flatter les ignorants, mais à parler contre — contre les habitudes, les poncifs, les parents parfois et les superstitions toujours. Un vrai professeur de Lettres (et combien de profs de Lettres actuels n’ont jamais sérieusement étudié Molière…) doit être un passeur de bon et bel usage.
Alors oui, célébrons Molière. Jouons ses pièces avec nos enfants, le dimanche. Allons voir les mises en scène actuelles (la Comédie française va reprendre le Tartuffe, à la mi-janvier), procurons-nous les grandes mises en scènes disponibles sur DVD. La Comédie française, qui n’est pas si poussiéreuse qu’on le prétend quand on n’y va jamais, a adapté ainsi deux délicieuses pièces en un acte, l’Amour médecin et le Sicilien ou l’Amour peintre (2005), où Léonie Simaga joue une Lucinde ébouriffante. Puis on passera aux pièces en trois actes (Monsieur de Pourceaugnac — version 2001, avec Bruno Putzulu), puis en cinq — le Dom Juan de Mesguich par exemple, ou le Malade imaginaire de Michel Bouquet. Alors on lira, on regardera tout — en pleurant de rire ou d’émotion devant ce fauteuil vide.