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L’Or, le Sang et l’Intelligence

L'avenir compromis de l'intelligence...



Dans un entretien qu’il a avec Alain Peyrefitte, en mars 1965, le Général de Gaulle expose à celui-ci une lecture « absolument originale » de l’Histoire de France, selon les mots de son ministre de l’Information : elle consiste à considérer l’Histoire du pays sous l’angle de la dépendance du pouvoir à l’égard des partis. Les différents gouvernements sous lesquels la France a vécu ne sont dès lors plus rapprochés à raison de leur identité de nature, mais selon leur capacité à faire primer l’intérêt national sur tous ceux, particuliers ou catégoriels, qui peuvent trouver à s’exprimer ; c’est-à-dire, en langage gaullien, par leur degré d’autonomie à l’égard de toutes les féodalités qui encombrent le pays. À cet égard, c’est dans la filiation de Richelieu qu’il inscrit ses pas, bien plutôt que dans celle des IIIème et IVème Républiques, dont il ne sauve guère que les gouvernements de Clémenceau. 

En découvrant cette proposition, je n’ai pu que songer à une autre lecture, que j’avais trouvée tout aussi originale de l’Histoire de France : celle qu’en fait Charles Maurras dans L’Avenir de l’Intelligence, soixante ans auparavant. Le prisme explicatif du pouvoir livré à la lutte entre partis y est remplacé par celui du pouvoir livré à l’affrontement de trois forces primordiales : l’Or, le Sang, et l’Intelligence. Aucune époque qui ne peut être ramenée à leur mêlée, selon le martégal ; elles sont comme les trois couleurs primaires de la palette historique – jaune de l’Or, rouge du Sang, bleu marial de l’Intelligence – : le pinceau doit immanquablement y revenir pour rendre la teinte d’un siècle.

La thèse fondamentale de Maurras, pourrait-on dire, est que l’Intelligence doit se donner nécessairement à l’une des deux autres forces matérielles, ou au Sang, ou à l’Or ; seule, elle n’a pas les ressources pour se soutenir, et sa domination exclusive fait vite long feu. Mais ces deux puissances ne la traitent pas identiquement, a-t-il le soin de souligner : l’Or manie la verge, le Sang l’autorité. Sous le règne du premier, elle est vouée à l’étranglement économique dont Péguy parle dans L’Argent, « cette strangulation scientifique, froide, rectangulaire, […] commode comme une vertu, où il n’y a rien à dire, et où celui qui est étranglé a si évidemment tort » ; son destin est celui d’une politique. En revanche, sous le magistère du second, un espace reste ménagé pour la mystique, une subordination sans avilissement est possible, une alliance peut être conclue : l’Intelligence n’a pas nécessairement à déchoir, elle peut même s’élever à l’ombre du trône.

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C’est là toute la tragédie du 18ème siècle, explique d’ailleurs le natif de Martigues : en se retournant contre le Sang, le pôle proprement littéraire et artistique de l’Intelligence se débarrasse d’un protecteur, et non, comme elle le croit, de son tyran. Dès lors, sans le savoir, elle se donne à l’Or, précipitant son avènement, et se forge à elle-même ses propres fers, chaînes incomparablement plus lourdes que les convenances qu’on s’était jusqu’alors contenté de lui imposer. Tel est, en somme, le résumé de quatre cent ans d’Histoire de France : celui d’un renversement d’alliance opéré par l’Intelligence des salons, grisée par sa puissance, contre le Sang et au profit de l’Or, qui, pour tout dédommagement, s’est attaché depuis à la réduire en esclavage. 

Mais à présent, en 1905, c’est un nouveau siècle qui s’ouvre. Tout laisse supposer que la tyrannie de l’Or et l’avilissement de l’Intelligence vont s’approfondir de concert ; mais Maurras, adversaire résolu du désespoir en politique – cette « sottise absolue »veut imaginer un autre avenir pour elle, et pour la France. La puissance vivante du Sang est loin d’être encore épuisée ; le Sang continue de lutter avec l’Or, écrit-il, en ce moment même, pour la domination de la Terre. Que l’Intelligence revienne de ses errements, qu’elle renoue l’ancienne alliance, et la tyrannie de l’argent pourrait être renversée. Mais qu’elle ne tarde pas, insiste-t-il, car les profondeurs croissantes où elle ne cesse de s’abîmer finiront bientôt par dénier à son appui le caractère décisif qu’il aurait encore aujourd’hui.

Bien. Cela fait maintenant cent quinze ans que ces analyses ont été produites ; cent quinze ans, c’est-à-dire précisément la hauteur historique depuis laquelle Maurras lui-même juge les promesses de la Révolution française. Qu’en a-t-il donc été ? Autrement dit, des deux forces matérielles en lutte pour la domination de la Terre, laquelle, en Occident, de l’Or ou du Sang, a eu le dessus sur l’autre ?

La liquidation des couronnes européennes

L’opposition entre le Sang et l’Or, pour Maurras, c’est d’abord celle entre des régimes « renouvelés par la seule hérédité » – c’est-à-dire des monarchies et des empires – et des gouvernements fabriqués par la seule Opinion – c’est-à-dire des républiques et des démocraties  –. Les premiers, parce qu’ils sont fondés sur un principe inaccessible à l’argent, peuvent se subordonner les puissances de l’Or – fonctionner, du moins, parallèlement à elles – ; les seconds, en revanche, leur sont livrés de fait, l’Opinion étant le produit d’une Presse elle-même aux ordres du pouvoir financier.

Or, en 1900, les républiques sont l’exception, et seuls deux pays d’Europe vivent alors sous des régimes dépouillés de toute dimension dynastique : la confédération Suisse et la France. Cent ans plus tard, l’exception, au contraire, est devenue la règle ; et seuls, confettis exceptés, demeurent ainsi monarchiques la Norvège, la Suède, le Danemark, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, l’Espagne et le Royaume-Uni. Le reste a été écrémé par les “répliques” de la Première puis de la Seconde Guerre Mondiale, qui se sont révélées, à cet égard, de formidables agents de liquidation des couronnes européennes. Encore faut-il préciser, dans ces monarchies subsistantes, que les souverainetés héréditaires y sont devenues pour l’essentiel cosmétiques ; le pouvoir dynastiquement exercé, en effet, n’y est plus que l’ombre de ce qu’il était. Même neutralisées de la sorte, on notera d’ailleurs que ces façades royalisantes n’en continuent pas moins d’être l’objet de crises qui, loin de se raréfier, font l’effet au contraire de se multiplier sans cesse. La précarité politique des familles couronnées ne cesse ainsi de croître à mesure que leurs prérogatives diminuent et que leur “folklorisation” progresse, sous l’influence des mœurs américaines.

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Sur le plan des institutions, le XXème siècle se clôt donc sur une “yankeesation” presque totale du continent européen. La France, qui avait suivi sous de Gaulle un mouvement contraire, rentre également dans le rang avec le nouveau millénaire, en adoptant à une large majorité le quinquennat présidentiel, qui consacre le détricotage de l’esprit monarchique de la Constitution de 58.

Le renversement papal d’alliance

L’opposition entre le Sang et l’Or, pour Maurras, c’est ensuite, dans l’ordre de l’Intelligence, celle de l’Église et de la Presse : la première, « dernier fort des pensées libres », ultime rempart du spirituel dans le monde ; la seconde, force industrielle et apatride, « machine à gagner de l’argent et à en dévorer ».

Là encore, les cent quinze dernières années ont été on ne peut plus cruelles avec le soutien naturel des Princes et de l’Épée, et on ne peut plus prodigues avec l’agent des républiques et de la finance. Il n’avait pas suffi, avec l’unité italienne, que l’Église perde ses États, donc décline temporellement ; il lui restait à suivre, dans l’ordre spirituel, une pente identique. Le concile Vatican II, qui s’étend de 1962 à 1965, est l’événement qui, historiquement, aura catalysé cette évolution. Alors qu’à dix ans de là, en 1974, la Presse, aux États-Unis, avec le scandale du Watergate, s’affirme comme la nouvelle faiseuse de rois, l’Église, elle, s’enfonce dans l’édulcoration des dogmes et des rites. Croyant trouver son salut dans la soumission à l’esprit du temps, sa sécularisation n’aboutit cependant qu’à dépeupler les lieux de culte européens. 50 ans plus tard, l’avenir du catholicisme, comme l’illustre le présent pontificat, a cessé d’être à Rome.

Mais il y a plus : avec la renonciation de Joseph Ratzinger et son remplacement par Jorge Bergoglio, ce n’est pas qu’un simple passage de témoin qui s’accomplit, d’un vieux continent sceptique à un plus jeune et fervent, en l’occurrence sud-américain ; c’est, entre Ratisbonne et Lampedusa, un renversement papal d’alliance qui s’opère, analogue à celui perpétré par l’Intelligence des salons au 18ème siècle. De même que la Presse, à Maurras, faisait l’effet d’être « devenue une dépendance de la finance », l’institution ecclésiale, sous François, fait l’effet d’être devenue une annexe des médias, et du politiquement correct qui y règne de manière hégémonique. L’Église, désormais, ne travaille plus pour le Sang occidental, mais contre lui.

L’union de l’amnésie et du contrat

L’opposition entre le Sang et l’Or, pour Maurras, c’est enfin, de manière plus générale, celle de l’Enracinement et du Déracinement.

Or, depuis le mitan des années 60, l’Enracinement, à l’Ouest, a perdu toutes ses batailles, que ce soit en fait ou en droit, avec ce résultat désormais évident : le délitement sans précédent des sociétés occidentales. Le XXème siècle, à cet égard, n’aura pas été celui de la grande coagulation que le martégal espérait ; mais, au contraire, celui d’une désintégration inédite. Privées de leur principe cohésif, nos sociétés ont atteint le célèbre stade d’inconsistance « liquide » conceptualisé par Bauman dans les années 90. La fluidité en vigueur en matière financière ne cesse ainsi de s’étendre aux relations entre les êtres, voire à l’humain lui-même, embarqué dans une entreprise de déconstruction inédite. Le genre, à cet égard, est l’archétype de ce nouvel idéal fluxionnaire en vertu duquel tout, jusqu’à l’identité sexuelle d’un individu, peut faire l’objet d’une décision élective et réversible. « Panta rhei », écrivait Héraclite : tout coule ; ce pourrait être notre devise. Nous évoluons dans le cadre de plus en plus fictif de contrats à la fois sans limite d’objet et résiliables à chaque seconde, dont le mot d’ordre pourrait être cette formule d’amnésie à laquelle l’époque a réduit la conférence de Renan : « un plébiscite de tous les jours ». (Le genre, en effet, à l’échelle individuelle, n’est-il pas un plébiscite sexuel de tous les jours ? Et la libanisation croissante de l’Occident, à l’échelle collective, le résultat d’un plébiscite culturel de tous les jours ?)

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Maurras écrivait : « comme il ne saurait exister de figure sans le trait qui la cerne et la ligne qui la contient, dès que l’Être commence à s’éloigner de son contraire, dès que l’Être est, il a sa forme, il a son ordre, et c’est cela même dont il est borné qui le constitue […] N’oublier pas : c’est le point de départ de tout ordre et de toute loi ». L’Occident moderne, en proie à la révolte prophétisée par Arendt – révolte contre le donné, révolte contre le prescrit –, croit aux thèses rigoureusement inverses. Selon lui, c’est l’indétermination qui constitue, et l’oubli qui est fondateur. Aussi l’amnésie est-elle à la base de son système de pensée : amnésie en matière historique, à l’échelle collective ; et amnésie en matière biologique, à l’échelle de l’individu. Les terres doivent être soustraites au passé, les corps soustraits à la nature, pour le bonheur élastique d’une humanité déracinée et indifférenciée. Ce qui enracine doit être découragé, et, à défaut, repensé sur un mode transitoire : c’est la détention immatérielle plutôt que physique, la location plutôt que la possession, le renouvellement plutôt que la transmission. La transformation de l’ISF en impôt sur la seule fortune immobilière, ou les demandes d’accroissement des droits de succession, à cet égard, sont des évolutions symptomatiques.

Ailleurs, évidemment, on se garde bien d’adopter pour son pays cet agenda aéroponique désormais étendu à la langue, après avoir été appliqué à la famille ; et on contemple avec stupéfaction ou gourmandise la liquéfaction croissante dans laquelle l’Occident se complaît, tout en armant moralement ses populations pour éviter qu’elles n’y cèdent à leur tour. Un sursaut, cela dit, semble s’esquisser au sein de notre civilisation ; de l’Amérique à l’Europe, les puissances associées à l’Enracinement relèvent un peu la tête, après des décennies de défaite en rase campagne. Qu’elles ne tardent pas, toutefois, à engranger des victoires durables ; le Déracinement, dans l’intervalle, poursuit en effet son immense travail de sape…

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