Edwy Plenel en a fait une affaire personnelle, quelques magistrats aussi. Leur objectif : faire mordre la poussière du désert libyen à Nicolas Sarkozy en démontrant que sa campagne de 2007 a été financée par Mouammar Kadhafi. Depuis dix ans, robes et moustachu cherchent les preuves. Sans succès. Mais quand on prétend moraliser la démocratie, tous les moyens sont bons.
Nicolas Sarkozy n’est pas un saint. C’est un politique. Comme l’a plaisamment raconté le regretté Philippe Cohen dans une bande dessinée[1], il a commencé sa carrière en tuant le père, et plutôt salement, en l’occurrence son mentor Charles Pasqua, à qui il a ravi la mairie de Neuilly en 1983. Et s’il a échoué à occire Jacques Chirac en soutenant la candidature d’Édouard Balladur en 1993, pas mal de gens, rivaux de sa propre famille plus encore que concurrents de l’autre rive, se souviennent des tours plus ou moins tordus que leur a joués l’ancien président de la République dans son ascension. On n’arrive pas au sommet avec des manières de gazelle.
Pour autant, peut-on imaginer qu’il soit un corrompu doublé d’un traître à son pays ? C’est pourtant ce que des journalistes et des magistrats s’efforcent de prouver depuis dix ans avec la fumeuse affaire du financement libyen de sa campagne de 2007. Selon la théorie défendue avec un acharnement confinant à l’idée fixe par Mediapart, reprise avec complaisance par d’autres médias, Le Monde en particulier, et considérée comme une vérité révélée par les magistrats qui se sont succédé dans ce dossier, notamment le juge Tournaire, Sarko aurait en effet touché 50 millions d’euros de feu Mouammar Khadafi, « Guide » de la révolution libyenne lynché par la foule en octobre 2011 dans la foulée de l’intervention initiée par la France en mars de la même année. Pour donner une idée de l’énormité de la somme et de l’accusation, on rappellera que, pour cette campagne qui a été décortiquée par les juges centime par centime, le plafond des dépenses était de 37 millions pour les deux tours.
Une « instruction-cathédrale »
Pour entrer dans les arcanes de cette « instruction-cathédrale », on se plongera dans la passionnante enquête d’Erwan Seznec (lire l’enquête d’Erwan Seznec p.58-61) qui a ingurgité des milliers de pages de procès-verbaux. Rappelons simplement que le premier texte de Mediapart (dont le dossier « argent libyen » comporte aujourd’hui près de 150 articles) paraît le 12 mars 2012, un mois avant le premier tour de la présidentielle, sous le titre : « Présidentielle 2007 : Kadhafi aurait financé Sarkozy » – on notera l’usage prudent du conditionnel. Il faut aussi souligner que les allégations de Mediapart reposent largement sur les déclarations erratiques d’un marchand d’armes et spécialiste en affaires troubles, proche de Claude Guéant et Brice Hortefeux, Ziad Takieddine. On peut estimer que de telles fréquentations ne sont guère convenables pour la garde rapprochée d’un homme briguant la fonction suprême. En attendant, il est curieux qu’on le prenne au sérieux quand il accuse Sarkozy et qu’on soupçonne toutes sortes de combines quand il se rétracte.
Pas de preuves mais un faisceau d’indices graves et concordants
Neuf ans après l’article initial, les magistrats n’ont toujours pas trouvé la moindre trace d’argent libyen, mais Nicolas Sarkozy est condamné par le tribunal correctionnel à trois ans de prison, dont un ferme, pour « corruption » et « trafic d’influence », l’« association de malfaiteurs » ayant été abandonnée en cours de route. Premier haut fait d’armes du Parquet national financier, créé en 2014 par François Hollande, cette condamnation se fonde sur les écoutes téléphoniques mises en place par les magistrats toujours en chasse de l’argent fantôme, écoutes sur la base desquelles le PNF a ouvert une nouvelle instruction en avril 2014. Il faut noter que la Justice a validé l’espionnage des conversations entre un politique et son avocat, pourtant protégées par le secret professionnel, puis a prononcé une peine pour le moins sévère (mais non définitive, en raison de l’appel en cours) tout en reconnaissant ne pas détenir de preuves, mais « un faisceau d’indices graves et concordants ». Or, si de tels indices justifient, selon la loi, une mise en examen, on est en droit d’attendre de nos tribunaux qu’ils ne condamnent que sur la foi de preuves solides. Du reste, la sanction n’a rien à voir avec l’argent de Khadafi. Ce qu’on reproche à Sarko, c’est d’avoir envisagé de pistonner un magistrat, Gilbert Azibert, en échange d’informations sur la procédure Bettencourt, procédure dans laquelle il a bénéficié d’un non-lieu après avoir été mis en examen pour « abus de faiblesse », rien que ça. Les juges reconnaissent qu’aucune tentative de favoritisme n’a eu lieu et, du reste, le magistrat n’a jamais obtenu le poste convoité à Monaco, mais peu importe, l’intention supposée suffit. Je crois bien avoir déjà déclaré, dans un taxi embourbé dans les embouteillages parisiens, que j’avais envie de casser la gueule d’Anne Hidalgo. Ça va chercher dans les combien, ce projet criminel ?
Un traitement grand luxe
Décidément, Sarko aura eu droit, de bout en bout, au traitement grand luxe, par les médias, comme par les juges travaillant sur ses nombreux dossiers- et en réalité, par l’alliance des uns et des autres. Qu’Edwy Plenel cherche obsessionnellement à accrocher le scalp de l’ancien président à son tableau de chasse, et qu’il se croie autorisé à dispenser des leçons de déontologie à toute la profession, c’est après tout son droit, même si ses manières de justicier font froid dans le dos. Le rôle du journaliste, écrit-il en se plaçant dans les pas d’Albert Camus, c’est d’« élever ce pays en élevant son langage ». Tant de modestie étonne de la part de ce phare du journalisme. Tu sais ce qu’il te dit, mon langage ?
Plenel est convaincu qu’il a pour mission de sauver la démocratie française. Le plus grave, en effet, c’est qu’il croit à ce qu’il dit et écrit. Ainsi cite-t-il ce propos édifiant de l’historien Maurice Agulhon : « Qu’est-ce que la Gauche, sinon la volonté et l’ambition de moraliser la Politique ? » Quand on est le Bien, on a besoin d’un visage du Mal. Ce sera celui de Sarko, dépeint en Belzébuth ou en quasi Hitler au petit pied : « L’amoralisme est au principe de ce pouvoir », résumait sobrement le trotskyste moustachu en 2010[2]. Dans ce combat métaphysique, tous les moyens sont bons, toutes les sources, dignes de foi. Le patron de Mediapart prétend avoir, à lui tout seul, redonné ses lettres de noblesse à l’enquête journalistique. En réalité, en dehors des confidences de personnages tels que Takieddine ou de proches du Guide déchu (tous connus pour leur irréprochable moralité), les « investigations » de Mediapart, comme celle des autres, reposent largement sur l’exploitation malveillante de PV d’audition, c’est-à-dire sur l’investigation des autres, policiers et magistrats. Curieusement, un homme aussi intraitable sur la légalité républicaine que Plenel ne voit aucun inconvénient à bafouer ouvertement et de façon répétée le secret de l’instruction, pourtant corollaire indispensable de la présomption d’innocence. À la guerre comme à la guerre. N’empêche, un dossier d’instruction se balade à ciel ouvert sans que la moindre enquête ait jamais été ouverte à ce sujet.
On objectera avec raison que Causeur a également exploité ces mêmes PV (qui ne nous ont pas été fournis par des juges). De fait, dès lors qu’une partie de la presse y a eu accès et les a abondamment exploités pour charger l’ancien président, il nous a paru légitime de chercher à savoir s’ils racontaient l’histoire rocambolesque que l’on nous sert depuis des années. Ou alors, il faut décréter que l’investigation journalistique est au-dessus de tout soupçon.
Des magistrats en campagne
Mais, heureusement, Edwy Plenel ne détient pas le pouvoir d’embastiller ni de déchoir. Ce qui inquiète encore plus que le fanatisme mediapartiste, c’est que des magistrats semblent avoir fait leur sa croisade. Difficile de ne pas voir que, depuis le début, ils enquêtent à charge et à charge, convaincus a priori que les millions de Kadhafi existent. Qu’un magistrat se soit forgé, avant toute investigation, une intime conviction, voilà qui va à l’encontre de tous les principes d’une saine justice. À cette conviction, il faut ajouter le corporatisme : à la notable exception de Renaud Van Ruymbeke qui a refusé de participer à l’hallali, on a le sentiment que les magistrats instructeurs intervenant dans les différents dossiers Sarkozy ne voulaient sans doute pas se déjuger mutuellement, tandis que la Cour de cassation a validé les actes de procédure aussi extravagants que les écoutes qui font office de filets dérivants (on va à la pêche en se disant qu’on finira bien par ramener un poisson). Quant aux magistrats du siège, ceux qui ont condamné Sarko, on peut aussi supposer qu’ils ont rechigné à détruire des années d’instruction (et la réputation du Parquet) en prononçant un non-lieu.
L’affaire du « mur des cons » l’a prouvé, tous les juges ne sont pas des êtres de pur principe, placés au-dessus de la mêlée politique. Certains sont animés par l’idéologie et pas par n’importe laquelle : dans la grande tradition extrême gauchiste, eux aussi se prennent pour des justiciers. Il est vrai que la lutte contre le Mal est une tâche autrement plus gratifiante que l’application de la loi. C’est ainsi que le PNF n’a pas hésité à intervenir à grand fracas dans la campagne présidentielle, faisant preuve avec François Fillon d’une célérité dont rêveraient bien des justiciables. Que Fillon n’ait pas été exempt de tout reproche est indéniable. Montesquieu affirmait (en substance) que, même en matière de vertu, il faut de la modération. En attendant, quelques mois plus tard, la Justice était moins raide concernant les indélicatesses reprochées à Richard Ferrand (un premier procureur ayant décrété qu’il n’y avait rien à voir) ou la grande sauterie de Los Angeles organisée sur deniers publics à la gloire d’Emmanuel Macron. Autrement dit, nos grandes consciences judiciaires, impitoyables avec les uns, savent se montrer indulgentes avec les autres.
Une complicité stratégique entre les médias et la Justice
Dans ces conditions, le pouvoir grandissant des juges a de quoi inquiéter. Non seulement, ils deviennent des acteurs de la bataille politique en réservant leurs coups à certains plutôt qu’à d’autres, mais ils se substituent fréquemment, et sans la moindre légitimité, à un pouvoir exécutif procédant du suffrage universel, en lui enjoignant de faire ceci ou cela. Or, tout comme les médias avec lesquels certains magistrats ont noué une complicité stratégique, la Justice est un pouvoir qui ne souffre aucun contre-pouvoir. Non seulement personne ne jugera les juges, mais nombre de politiques, conscients qu’ils peuvent se retrouver dans leur collimateur, hésitent à les critiquer.
Nicolas Sarkozy est encore prévenu dans plusieurs procédures, l’affaire libyenne et son sous-produit des écoutes, ainsi que dans le dossier Bygmalion, où il a été condamné en première instance, là encore en l’absence de preuves de son implication directe dans les surfacturations imputées à l’agence de communication. On ne sait pas si on verra un jour Edwy Plenel plastronner à la télévision pour avoir réussi à envoyer en prison un ancien président de la République. En attendant, j’ai peur de la Justice de mon pays.
[1] Riss, Philippe Cohen, Richard Malka, La Face karchée de Sarkozy, Vents d’Ouest/Fayard, 2006.
[2] N’oubliez pas ! Faits et gestes de la présidence Sarkozy, Don Quichotte, 2010.