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Tableaux noirs


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ange bizarre orsay

On ne remerciera jamais assez Valéry Giscard d’Estaing d’avoir sauvé de sa démolition promise la gare d’Orsay, pour en faire un musée du XIXe siècle.VGE entra à l’Élysée, auréolé de la gloire des vainqueurs jeunes, il en sortit sous les crachats et les injures des vaincus humiliés. Une créature aux yeux de vide, chassant les fées qui le veillaient depuis l’enfance, le suivit alors et l’environna d’une ombre inquiétante. Pour la première fois, il constatait que les choses avaient à la fois une apparence et une réalité. Sa rigueur de polytechnicien ne l’avait pas préparé à la défaite, ni, surtout, à la longue dépression qui s’ensuivit. À son tour, Valéry Giscard d’Estaing avait été visité par l’« Ange du bizarre »[1. L’Ange du bizarre (1844), Edgar Allan Poe, traduction Charles Baudelaire.], personnage central de l’exposition, qui se tient, précisément, au musée d’Orsay.
« Convoquant les créations visionnaires de Goya, Füssli, Blake, Delacroix, Hugo, Friedrich, Böcklin, Moreau, Stuck, Ensor, Mucha, Redon, Dali, Ernst, Bellmer, Klee et de nombreux autres artistes et cinéastes, l’exposition permet aussi de relire et comprendre les sources littéraires et artistiques de l’univers de la fantaisie noire qui continue d’imprégner nombre de films, de jeux vidéo et de créations musicales de notre temps », annonce le dossier de presse. L’exposition est déclinée en trois époques : le temps de la naissance (1770-1850), le temps de l’affranchissement et des mutations dans l’art symboliste (1860-1900), le temps de la redécouverte dans l’art surréaliste (1920-1940). Sont bien montrés en particulier les types de paysage où l’« Ange du bizarre » aime élire domicile : mer déchaînée, lande, ciel charbonneux, cimetière, grotte, gouffre, sans oublier l’enfer, évidemment. On aurait aimé, cependant, qu’une incursion dans l’histoire des mentalités nous en apprenne un peu plus sur ce qui suscita l’attrait des Européens pour l’« arrière-monde ». Le goût du fantastique ne nous a jamais quittés, malgré le siècle des Lumières, qui plaça en Europe la Raison au-dessus de tout. Si l’esprit français, que l’on prétend rationaliste, a emprunté des formes changeantes (classicisme, naturalisme, réalisme), il n’a jamais rompu avec sa très ancienne inspiration médiévale, qui le portait à entendre les cris des créatures de l’obscurité et de la peur.[access capability= »lire_inedits »]
La première de ces créatures est la sorcière. Avec elle, la magie vire au noir, et l’ensorcellement du monde succède à son enchantement. Voyant son art déconsidéré, rendu vain par l’Église et ses clercs, Merlin l’Enchanteur se retire du jeu et trouve un refuge inaccessible au cœur d’une forêt profonde : Satan et ses alliés s’avancent, autrement dangereux. En 1326-1327, le pape Jean XXII affirme, par la bulle Super illius specula, que les pratiques de sorcellerie sont une menace contre l’Église. Il charge l’Inquisition de traquer les sorciers et les sorcières, assimilés aux hérétiques (Johann Heinrich Füssli, Les Trois Sorcières). Satan recrute aussi sur la Terre, auprès des humains, et plus précisément chez les femmes. Le Grand séducteur, jamais rassasié, les rassemble au milieu d’une clairière ; il les possède, puis les entraîne dans des rondes folles, et le sol tremble sous leur infernal sabbat (Eugène Delacroix, Sabbat des sorcières). Avec l’âge et les épreuves, l’univers pictural de Francisco Goya, assombri, ensanglanté, se peuple de ces figures de l’effroi comme dans Le Vol des sorcières.
La femme et le Diable : voilà le couple qui incarne la totalité du mal, en Europe, à partir du XIVe siècle ! La figure exécrée, très crainte, de la sorcière hante les esprits, terrorise les populations et fonde les procès les plus injustes. Femme absolue, dominatrice, elle représente sans doute la perfection négative de l’idéal féminin (Jean Delville, L’Idole de la perversité). Quand elle ne s’affole pas sous l’emprise d’une pulsion brutale (Gustave Moreau, Victime), quand elle ne s’offre pas Photographie spirite, Anonyme, (médium et spectres), vers 1910, épreuve argentique dans un mouvement d’impudeur ricanante, la femme s’abandonne au sommeil, tout son corps animé de contorsions obscènes (Pierre Bonnard, Femme assoupie sur un lit ou L’Indolente).  
Satan conduit son bal, traînant tous les cœurs et les corps féminins après lui. Son peuple de légions ivres, d’effarés sanguinaires, d’apparitions hybrides et barbares se répand dans les territoires les plus désolés, semant la terreur (Franz von Stuck, Le Baiser du Sphinx et La Chasse sauvage). Lassé des orgies champêtres, où l’on s’enrhume, il gagne la ville (Eugène Delacroix, Méphistophélès dans les airs). Il se plaît à y tenter les jeunes gens aventureux et désenchantés. Ce diable-là se nomme Lucifer, le « porteur de lumière ». C’est un interlocuteur redoutable, brillant, avec des manières exquises, d’une beauté fatale… Dans les temps très anciens, il fut ange, puis rebelle. Rompu à la fine dialectique, il est parfaitement adapté à la grande cité. C’est par lui que le mal devient romantique. Et nombre de peintres trouvent une inspiration vigoureuse chez les trois « pères » du romantisme européen : Dante (Adolphe William Bouguereau, Dante et Virgile aux Enfers), Milton (John Martin, Le Pandémonium) ou encore Shakespeare.
Les esprits voltairiens moquent les superstitions, héritées des temps d’obscurantisme. Pourtant, on attribue généralement le premier roman dit « gothique », Le Château d’Otrante (1764), plus enténébré qu’un cimetière par une nuit sans lune, à Horace Walpole (1717-1797). Pourtant, Diderot lui-même, affirme que « [la] poésie veut quelque chose d’énorme, de barbare et de sauvage »[2. Diderot, Discours sur la poésie dramatique (1758).]. Il reviendra aux écrivains de trouver le langage bien propre à rendre la sensation, l’envoûtement de la peur. Ils entraîneront le lecteur sous les grands arbres fantomatiques et les voûtes gigantesques de monuments ruinés (Victor Hugo, Ruines dans un paysage imaginaire), dans les caveaux humides, dans les cimetières, au milieu des ombres affreuses que suscite le crépuscule, à mille lieux de l’innocente nature de Jean-Jacques Rousseau. On s’étonnera que ne soient pas même mentionnés, parmi les inspirateurs du romantisme noir, de talentueux auteurs, qui annoncent un changement de sensibilité, très éloignée des canons de la rationalité classique. Voici, par exemple, la description, proprement fantastique, d’une « abeille prodigieuse » par le chevalier de Mouhy (1701-1784) : « À l’extrémité de chacune [de ses] pattes étaient trois griffe, au bout desquelles pendait une tête d’homme qui paraissaient toutes agitées de passions différentes et désespérées, le ventre de l’animal, au lieu de poil, était revêtu de plaques de cristal, arrangées comme les tuiles d’un toit, chacune de ces glaces […] représentait un astre sur lequel on distinguait des terres, des villes et des hommes […] »[3. Mouhy, Lamekis ou les Voyages extraordinaires dans la terre  intérieure avec la découverte  de l’île des Sylphides, Pauvert éditeur, 1972.].
Dans le très fameux Cauchemar, de Johann Heinrich Füssli (1741-1825), une jeune femme est étendue sur une couche, abîmée dans son sommeil, recouverte d’un vêtement d’un blanc de linceul. Un gnome d’abomination aux oreilles effilées comme des cornes est assis sur son ventre et nous regarde, alors que la tête d’un cheval aux yeux de glace infernale apparaît, soulevant une tenture. La scène est un bloc d’épouvante. Elle nous rappelle que le sommeil et la nuit sont parfois les pires ennemis de l’homme : son inconscient libère dans l’obscurité les maléfices, les légions de goules, incubes, succubes, grands-ducs et autres marquis des royaumes infernaux, qui le harcèleront jusqu’au petit matin[4. On signalera que Sigmund Freud a écrit un article sur le cas du peintre bavarois Christophe Haitzmann, qui, en 1677,  se déclara possédé par le démon, avec lequel il avait signé un pacte : Une névrose démoniaque au XVIIe siècle, publié en 1923.]. La mort s’impatiente, au terme du voyage, elle veut des têtes (Julien Adolphe Duvocelle, Crâne auxyeux exorbités et mains agrippées à un mur, Paul Gauguin, Madame la Mort). La science des rêves ou la technologie nous délivreront-elles du mal ? Rien n’est moins sûr, comme l’écrivait le grand écrivain fantastique Lovecraft : « Ce qui est, à monsens, pure miséricorde en ce monde, c’est l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation toutce qu’il renferme. Nous vivons sur une île de placide ignorance, au sein des noirs océans de l’infini, et nous n’avons pas été destinés à de longs voyages.Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas fait trop de mal jusqu’àprésent ; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectivesterrifiantes sur la réalité et la place effroyableque nous y occupons : alors cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions cette clartéfuneste pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel âge de ténèbres. »[/access]

Exposition « L’Ange du bizarre. Le romantisme noir de Goya à Max Ernst », du 5 mars au 9 juin 2013, musée d’Orsay, 62 rue de Lille, 75007 Paris.

Avril 2013 #1

Article extrait du Magazine Causeur



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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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