Pour célébrer le 700ème anniversaire de la mort de Dante, le musée des Scuderie del Quirinale, à Rome, consacre une exposition à l’Enfer. Les clefs en ont été confiées à Jean Clair et Laura Bossi. Ils nous montrent un lieu de pénitence qui est aussi une métaphore de l’aliénation et de l’autodestruction. La descente est spectaculaire.
« Nous vivons d’habitudes. Les enfants sont déçus quand on change un seul mot d’une histoire qu’ils connaissent. Et pourtant la loi de l’art est qu’il faut étonner. Peut-être n’est-il pas sans intérêt de rêver sur cette contradiction. » Cette remarque d’Alexandre Vialatte prend toute son ampleur face à « Inferno », l’exposition de Jean Clair et de Laura Bossi, tant celle-ci étonne et laisse rêveur, démultipliant un sujet que l’on croit connaître parce que son iconographie nous est – en partie – familière. La commande était d’une simplicité diabolique : vous avez carte blanche pour montrer l’Enfer. Pour l’honorer, ils bousculent notre regard et nos références, nos habitudes, vis-à-vis de cet opposé du Paradis. Quiconque a déjà vu ce dont sont capables ces grands historiens de l’art (on se souvient notamment de « Mélancolie », de Jean Clair, au Grand Palais, en 2005, et des « Origines du monde », de Laura Bossi, au musée d’Orsay, en 2021), sait leur façon kaléidoscopique d’approcher de vastes questions : les décomposer pour les approfondir avant de s’en éloigner, tourner autour pour mieux les cerner, les comparer pour en déceler leurs particularités, s’approprier leur part d’universel pour faciliter leur transmission. C’est ce qu’ils nous offrent une nouvelle fois aux Scuderie, à Rome. Loin de la représentation d’un Enfer d’Épinal, ils exposent les multiples façons dont ont usé les artistes à travers les siècles pour représenter ce « lieu du monde », jusqu’à celui produit par l’homme lui-même : l’horreur de la guerre.
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À l’origine
L’Enfer est aussi vieux que l’humanité, si ce n’est plus. Bien avant les Grecs et les Romains, Gilgamesh en fait le récit. La catabase, cette descente d’un vivant au royaume des morts pour revenir en témoigner, fascine et effraie. C’est le point de départ de La Divine Comédie de Dante, dont on célèbre cette année le 700e anniversaire de la mort. Dans cette œuvre inclassable – « la seule chose éternelle que l’homme a en sa possession », selon Hermann Hesse –, le lecteur est aux côtés du poète florentin dans sa vision, son excursion, son incursion autant philosophique que littéraire et théologique à travers l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Il est pour cela guidé par Virgile, par Béatrice – sa bien-aimée – puis par saint Bernard de Clairvaux. Dante est viator et scriba, pèlerin et écrivain. L’Enfer, il le localise géographiquement, il lui donne une forme. Dans sa préface à la nouvelle réédition du texte dans la Pléiade (voir encadré), Carlo Ossola le résume ainsi : « L’Enfer est une sorte d’immense entonnoir créé lors de la chute de Lucifer, emprisonné au centre de la Terre un instant après la Création. Déplacée par l’impact, l’énorme masse réapparaît aux antipodes sous la forme d’une montagne, dans l’hémisphère austral : c’est le mont du Purgatoire, couronné en son sommet par le Paradis terrestre, où Béatrice se manifeste à Dante. De là, le poète s’élève de ciel en ciel, jusqu’au ciel des étoiles fixes puis à l’Empyrée, où saint Bernard, dans le dernier chant du poème, prononce sa célèbre « prière à la Vierge » pour qu’elle permette au pèlerin de contempler le mystère de la Trinité. » Cet entonnoir infernal, Botticelli le représente dans ses illustrations de la Commedia au cours des années 1480.
Prêté par le Vatican pour l’exposition, ce parchemin observé de près permet d’admirer l’extrême finesse du dessin. Le trait de l’artiste reproduit la description du poète. Durant la Renaissance, les scientifiques cherchent à calculer et mesurer cette topologie de l’Enfer – même Galilée ! Quant à Brunelleschi, l’architecte de la cathédrale de Florence, il établit ses mesures par rapport à celles de Dante pour élever ce qui est alors le plus grand dôme du monde. Une quête troublante du rationnel sur les sentiers du spirituel que balaie Ezra Pound, au début du xxe siècle : « Il n’est guère douteux que Dante concevait l’enfer véritable, le purgatoire et le paradis comme des états, non des endroits. » On peut aussi les comprendre comme étant les deux à la fois, à l’instar de Maurice Barrès, pour qui Dante « est tout imagination et tout réalité. Voilà ce qui est étonnant. Il n’a pas dans son œuvre un récit qui ne soit imaginaire, absolument imaginaire, et, en même temps, il n’a pas son pareil pour représenter et faire sentir la réalité. Il est un peintre de la nature, comme il n’y en a pas d’autres. » Selon Laura Bossi, notre imaginaire poétique ne peut se passer d’espaces matériels. Aussi, l’Enfer doit-il être forcément vu comme un lieu afin d’y placer des images marquantes et fascinantes. Et en créant les canons de l’Enfer, toujours reconnus aujourd’hui, Dante en est son plus grand architecte.
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On frissonne
Les portes de l’interprétation ouvertes par Dante au début du xive siècle ne se sont jamais refermées. Celles de l’Enfer de Rodin ont fait le voyage depuis Paris – prêt exceptionnel pour ce plâtre original – afin de trôner face à un chef-d’œuvre méconnu : La Chute des anges rebelles, attribué à Francesco Bertos, et daté de 1725. Un marbre ahurissant de virtuosité, une prouesse déjouant les lois de la gravité, offrant une vision baroque nettement moins sanglante que les représentations lucifériennes que le visiteur est ensuite amené à découvrir, telle cette peinture anonyme qui n’est rien d’autre qu’une scène de boucherie humaine. On frissonne devant ce spectacle d’hommes et de femmes nus, torturés dans d’infâmes supplices au réalisme saisissant. Parmi les pécheurs, on reconnaît de nombreux religieux. Les contemporains de cette œuvre du début du xvie siècle connaissaient la réalité de ces châtiments, ce sont des tortures judiciaires. La douleur de la pénitence devient tangible. Beaucoup de codes nous échappent aujourd’hui pour comprendre le sens de chaque partie, mais l’on peut aisément concevoir la crainte que de telles images suscitaient. Il en va de même pour ces bouches effrayantes, nées dans l’imaginaire des enlumineurs anglais à l’aube de l’an mille, dévorant par dizaines ces âmes qui ont fauté. Les scènes de Pieter Huys et de Jérôme Bosch ont aussi conservé leur force d’évocation, mais elles devaient être bien plus qu’une démonstration de fantaisie macabre : leurs animaux étranges et merveilleux se jouent du malheur des pécheurs, ils participent à leur supplice entre éviscérations, chairs bouillies et amputations.
L’Enfer, c’est lui
Une place non négligeable est consacrée aux œuvres inspirées par les descriptions de Dante. Son poème est si marquant qu’en définitive, l’Enfer, c’est lui. Les artistes s’en emparent dès le xive siècle. Ceux des xvie et xviie siècles développent toute une iconographie basée sur les mêmes sources poétiques jusqu’à ce que leurs suiveurs, au xixe, les rendent plus spectaculaires encore en osant des cadrages que l’on peut qualifier de cinématographiques et en réduisant les sujets à quelques figures essentielles. Les toiles de Gustave Doré peuplent notre imaginaire collectif. Le visage aux traits aiguisés du poète y est quasiment sacralisé, c’est un profil de médaille immédiatement identifiable qui traverse paysages désolés et scènes terrifiantes. Le Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’Enfer est glaçant dans le moindre détail, jusqu’à la lumière gelée que semble contenir la banquise sur laquelle ils cheminent parmi les mourants. Peints par Bouguereau, ces témoins de l’horreur s’effacent au second plan pour permettre au spectateur de voir le violent combat durant lequel Capocchio est mordu au cou par Gianni Schicchi.
La modernité
Loin de ces monumentales œuvres de Salon, ce même xixe siècle invente un nouvel Enfer, celui de la cité minière et de la ville industrielle. Avec les flammes des hauts-fourneaux et les obscurs tunnels des tréfonds, le royaume de Lucifer s’invite dans le quotidien des hommes. Catabase des temps modernes que représentent notamment Rochegrosse et François Bonhommé. Et ce sont encore des hommes du xixe siècle qui, franchissant un nouveau cercle de l’Enfer, basculent dans le xxe avec la Grande Guerre. Ce cauchemar largement documenté est aussi immortalisé par de grands artistes. Beaucoup d’entre eux donnent un second sens aux scènes qu’ils représentent. Il en va ainsi d’Otto Dix qui réalise une série d’eaux-fortes sur les tranchées. L’une d’elles ne montre que des cratères d’obus alignés les uns à côté des autres. La terre est remplacée par ces cavités, le ciel est noir, il n’y a ni arme ni soldat, ni mort ni vivant, mais l’on devine tout ce qui se cache derrière ce désert silencieux. C’est la représentation du non-dit, l’icône de l’indicible. Georges Leroux choisit, lui, de montrer l’Enfer tel qu’il l’a vu. Il n’y a plus de couleurs, le sol n’est que boue, l’air fumées ardentes et les seules lumières sont les feux des combats. C’est à leurs lueurs qu’on repère les cadavres. La grande toile de Gilbert Rogers, Le Gazé, représente un poilu étendu de tout son long qui porte encore son masque sur le visage. Il semble peint dans la glaise. Prenant le contre-pied de ces ténèbres, Félix Vallotton témoigne des bombardements de Verdun avec les couleurs fauves des faisceaux lancés par les projecteurs. Pluie de balles, les forêts brûlent. Le ciel du champ de bataille pourrait être un ciel de foire.
Ça continue
Le xxe siècle a encore démontré que l’Enfer était autant « en bas » qu’ici-bas. Les dernières salles de l’exposition s’ouvrent avec l’immense toile de Boris Taslitzky, Le Petit Camp à Buchenwald. Y est plaqué l’inconcevable des camps nazis : des fantômes poussent des charrettes de squelettes à peine morts, ou peut-être est-ce l’inverse, sous le regard absent de silhouettes évidées. De part et d’autre du tableau, des œuvres de Zoran Mušič font écho à cette scène hallucinante. Apparaissant ou disparaissant dans le jus du fond de toile, des visages – ou ce qu’il en reste – sont figés dans de terribles grimaces. En dessous d’eux, des mains inertes sont atrocement crispées.
Pour déjouer la peur, il faut s’en jouer. La crainte de l’Enfer s’amenuise si l’on en rit et c’est pourquoi les danses macabres remontent au plus haut Moyen Âge. Les spectacles grotesques aussi, qu’ils soient pour enfants ou pour adultes – ce sont souvent les mêmes –, mettent en scène les figures les plus terrifiantes sous des oripeaux ridicules. Les Siciliens ont excellé dans l’art de la marionnette. Un théâtre pour pantins du xixe siècle palermitain est ici reconstitué avec ses diables moqueurs, ses anges noirs, ses griffons et ses dragons…
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Mais l’Enfer de l’homme, c’est aussi la folie clinique. Reléguée dans des chambres capitonnées, on l’observe à défaut de pouvoir la disséquer. Paul Richer, proche de Charcot, a laissé d’étonnants croquis, pris sur le vif, de patients en pleine crise d’hystérie, lorsque le corps s’arc-boute et que les membres se raidissent. Les talents de dessinateur de ce médecin présagent-ils le Purgatoire ?
Aux Scuderie, ce sont Jean Clair et Laura Bossi qui le préfigurent en consacrant l’ultime séquence de leur exposition à ce qui suit, dans La Divine Comédie, la descente de Dante en Enfer : « Et dès lors, nous sortîmes revoir les étoiles. » Ce sont des pastels scientifiques du xixe siècle de l’Observatoire de Paris, des photos de la NASA, des constellations de Gerhard Richter, des galaxies issues des livres d’Anselm Kiefer… L’espérance en l’après, ou en un haut delà.
Dans son Journal de guerre, Paul Morand écrit : « On déclarait un jour que seuls les Enfers ont inspiré les poètes et que les paradis sont assommants. “Pour le paradis, fit remarquer une femme d’esprit, on manque de renseignements.” »
À voir: L’exposition « Inferno », au musée Scuderie del Quirinale, à Rome, jusqu’au 9 janvier 2022. www.scuderiequirinale.it
L’Enfer dans le texte Rédigée entre 1308 et 1321, La Divine Comédie paraît, pour nous autres Français, bien éloignée de notre histoire littéraire. Elle n’en demeure pas moins le texte fondateur de la langue italienne. À sa façon, Dante réalise l’unité de la Botte plus de cinq cents ans avant qu’elle soit effective. Pour écrire son long poème, il pioche dans les différentes langues, et non dialectes, qu’on parlait en son temps à Milan, Naples ou Venise. La sienne s’enrichit d’expressions et de mots divers, s’amuse à mêler des registres élégants et populaires. Dante tresse le latin classique et liturgique au provençal, écrit en hébreu le nom de Dieu et invente une langue inconnue pour tenir des propos sataniques. Il crée de nombreux néologismes, notamment dans le « Paradis », pour introduire une langue du définitif. Son poème nous « enfuture » ainsi dans l’éternité. Pour renforcer cette fusion, et la rendre peut-être plus crédible, il ajoute au vocabulaire emprunté des descriptions de paysages, citant nommément les campagnes, les villes et les cités qu’il traverse. Sous sa plume, ces contrées deviennent une Italie idéale. « On n’avait pas entendu cette voix depuis l’Antiquité latine », disait Saint-John Perse. On peut l’entendre de nouveau, dans sa version originale, grâce à l’édition bilingue que publie Gallimard dans la Pléiade. Sous la direction de Carlo Ossola, la très sérieuse traduction de Jacqueline Risset se dote d’un appareil critique de quelque 600 pages et d’une anthologie de textes d’auteurs aussi divers que Paul Claudel, Samuel Beckett, Ossip E. Mandelstam, Jorge Luis Borges, T.S. Eliot ou Philippe Sollers. Ce dernier écrivait, en 1965 : « Peu d’œuvres sont aussi séparées de nous que La Divine Comédie : plus proche dans l’histoire que l’Énéide, où elle prend sa source, elle nous paraît cependant plus lointaine ; commentée et répétée avec une érudition maniaque, elle garde à nos yeux son secret. Mais c’est sans doute qu’elle est dissimulée au plus profond de notre culture comme une tache aveugle, une énigme indéfinie dont la proximité même nous rendrait inattentifs et bavards. » |