Reprenant la trame narrative classique du nationalisme, Eric Zemmour offre une vision en trois temps : un âge d’or passé ou un paradis perdu, un présent démoralisant et l’espoir d’un avenir radieux.
Un homme que l’on qualifie volontiers de nostalgique ou de passéiste se déclare candidat le 30 novembre dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux. La forme a de quoi étonner. Après une percée inédite dans les intentions de vote, Éric Zemmour rompt avec les codes établis. Il se déclare candidat à la magistrature suprême sans recourir aux grands médias institutionnels et sans s’appuyer sur une date symbolique.
Rapidement, la classe politique réagit. On juge son discours lugubre ou sinistre. Au-delà des réactions d’élus et de personnalités publiques, nous avons quelques chiffres intéressants. La vidéo du candidat a été visionnée plus de 2,2 millions de fois en un seul jour. À titre de comparaison, la chanson « Jour meilleur » d’Orelsan avait été visionnée 1,7 million de fois entre le 19 novembre et le 1er décembre. Lorsque le candidat passa en entretien le jour même sur TF1, plus de 7 millions de Français le regardèrent.
Comment un homme sans parti, sans expérience politique, arrive-t-il à dominer l’espace politique? Comment un homme, diabolisé d’une part et ridiculisé de l’autre, peut-il menacer de bouleverser la prochaine élection présidentielle?
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Si Éric Zemmour connaît une ascension inouïe alors que des professionnels de la politique sont à la peine, c’est que parmi tous ceux qui le qualifient de nationaliste, peu comprennent véritablement cette idéologie ou sa capacité mobilisatrice. Analysons donc trois éléments phares de son discours du 30 novembre : l’idée d’un paradis perdu, la valorisation d’une identité particulariste plutôt qu’universaliste, et une méfiance vis-à-vis des élites.
Renouer avec la gloire passée
Plusieurs observateurs ont remarqué qu’Éric Zemmour dresse un constat démoralisant de l’époque et regarde avec admiration le passé de la France. À en croire Sébastien Chenu, un membre du Rassemblement national, un parti dit nationaliste, le discours zémmourien serait passéiste, ne porterait aucun espoir. À le croire, le nouveau candidat pourrait reprendre la phrase du Colonel Chabert « Notre soleil s’est couché, nous avons tous froid maintenant ».
Pourtant, le discours d’Éric Zemmour ne se résume pas au contraste entre un passé qui inspire et un présent qui désespère. Reprenant la trame narrative classique du nationalisme, il offre une vision en trois temps : un âge d’or passé ou un paradis perdu, un présent démoralisant et l’espoir d’un avenir radieux. En effet, c’était l’analyse d’Elie Kedourie, grand historien et spécialiste du nationalisme, qui considérait qu’au cœur de cette idéologie se trouvait l’histoire d’une chute et la promesse d’une renaissance.
Écoutez le discours d’Éric Zemmour. Si l’époque nous déçoit et attriste, c’est parce que les Français, surtout leurs dirigeants ont négligé l’identité nationale, ont bradé l’héritage qu’ils ont reçu et qu’ils ont méprisé leurs ancêtres. Si la France est tombée aussi bas, c’est que nombre de Français ont voulu s’affranchir de leur identité et de leurs obligations. Mais le candidat ne se limite pas à un diagnostic, car l’auteur du Suicide français est également l’auteur de La France n’a pas dit son dernier mot. Il souhaite redresser le pays en s’inspirant du passé; il appelle à une renaissance nationale.
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Ce schéma en trois temps – épanouissement, déchéance, renaissance – est la trame narrative classique du nationalisme décrit par Kedourie. On ne se contente pas de glorifier le passé ou de fustiger le présent, mais l’on cherche à convaincre ses compatriotes de notre chute collective afin de les persuader de la nécessité d’une régénération nationale. Un homme qui déclare « Nous les Français nous sommes une grande nation, un grand peuple. Notre passé glorieux plaide pour notre avenir » ne rêve pas seulement d’un passé lointain afin de se consoler, mais l’élève en modèle pour l’avenir.
La Marseillaise ou l’Internationale?
Le discours d’Éric Zemmour détonne d’une autre façon. Il est particulariste au lieu d’être universaliste. Ce particularisme assume la différenciation. Il ne se dit pas citoyen du monde. Il ne parle pas des défis communs à toute l’humanité. Il parle de la France aux Français. En quoi est-ce avantageux de se concentrer sur la France, quitte à ne rien dire ou presque sur l’Europe ou le genre humain? En quoi serait-il préférable de faire appel à une vision « rabougrie » de la France afin de mobiliser ou de séduire?
Quoique l’on puisse se demander s’il est préférable d’agir au nom de l’humanité ou au nom de son pays, il faut encore se demander si l’on arrive véritablement à se mobiliser de façon comparable au nom de ces deux identités. Qu’il n’en déplaise aux cosmopolites, on parle beaucoup d’humanité, mais on se sacrifice assez peu pour elle. C’était le constat de Benedict Anderson qui cherchait à comprendre comment autant d’hommes s’étaient sacrifiés au nom de leur patrie. Or, la nation, contrairement à une communauté religieuse ou encore l’idéal cosmopolite, est toujours limitée, différenciée.
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Ce constat n’est pas le propre des historiens ou des sociologues qui étudient le nationalisme. Les chercheurs en psychologie sociale et plus précisément ceux qui travaillent sur la théorie de l’identité sociale en viennent au même constat. Entre une identité collective amorphe ou vague et une identité clairement délimitée et différenciée, la seconde dominera la première. Dit autrement, le nationalisme offre une capacité de mobilisation hors pair, car il répond mieux que les idéologies universalistes aux besoins fondamentaux d’appartenance et de différentiation. Dit autrement, on entonne peut-être l’Internationale en manifestation ou en réunion syndicale, mais s’il faut inspirer le sacrifice et le don de soi mieux vaut entonner la Marseillaise.
Les sans-culottes bis
Le nationalisme puise sa force dans une autre opposition : entre le peuple et les élites. Là encore, Éric Zemmour n’invente rien, mais il se révèle un formidable élève des maîtres. Déjà, Sieyès que peu accuseront de fascisme opposait le Tiers-État – qui n’était rien d’autre que la nation – à la noblesse et au clergé. À l’époque, on portait le bonnet phrygien alors qu’aujourd’hui on endosse le gilet jaune. Dans les deux cas, ce que nous retrouvons est une défiance vis-à-vis de l’ordre établi. La confiance est au nadir.
Revenons au premier élément, la narration d’une chute et le besoin d’une renaissance. Si la nation s’est égarée, qui en est responsable? Pour le nationalisme, la faute n’est pas également partagée. Ce sont les élites, les classes dirigeantes qui sont responsables. Tout comme Sieyès qui dénonce l’injustice infligée au Tiers-État par des puissants qui au mieux sont indifférents et au pire lui sont hostiles, Zemmour pointe la responsabilité des élites. Lorsqu’il dit aux Français qu’ils ont été méprisés, il parle aux classes populaires et moyennes. Mais qui les méprise? Ici, il est utile de souligner la présence d’images tirées du débat célèbre entre Éric Zemmour et Jacques Attali [1]. À l’époque, Zemmour reprochait à son interlocuteur de représenter une caste qui gouverne tout en méprisant les gouvernés. Aujourd’hui, son discours ne varie pas. Il reprend la méfiance caractéristique de l’époque et l’explique en accusant les élites d’avoir trahi la nation.
Les sondeurs sont unanimes : personne n’avait réussi à faire ce qu’a fait Éric Zemmour cet automne ! Si nous cherchons à comprendre l’élection qui approche, il faudrait peut-être davantage réfléchir… Et un peu moins maudire !
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[1] https://www.youtube.com/watch?v=6UbE50qB52Y
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