Après deux films cafardeux, « Julieta » et « Douleur et Gloire », le rayonnant Pedro Almodóvar brille à nouveau de tout son éclat dans « Madres paralelas ». On y retrouve le cocktail savoureux de ses meilleurs films, et la confirmation que son œuvre traduit une angoisse de la continuité, aussi bien familiale que de l’espèce humaine.
Après la triste histoire d’un vieil artiste abandonné par l’amour et par sa créativité (Douleur et Gloire), l’optimisme et la joie de vivre réapparaissent grâce à Pénélope Cruz et à Madrid. L’actrice, dans la plénitude de sa beauté, incarne une femme débordante de courage et de générosité qui va jusqu’à rendre à une autre l’enfant qu’elle croyait le sien.
Une énigme politique
Madrid est le personnage récurrent des films d’Almodovar. Il sait en capter le charme, la lumière, la convivialité des bistrots sur les placettes, les jardins suspendus et les fenêtres ouvertes sur le bruissement des platanes et des oiseaux. Un air fait de légèreté et de désinvolture. Le réalisateur dit d’ailleurs que son œuvre et Madrid sont les deux faces d’une même pièce. C’est tellement vrai qu’on ne peut l’imaginer tournant à Rome ou à New York. Woody Allen est un metteur en scène anywhere qui s’empare de Barcelone ou de Paris avec aisance, Almodovar est un somewhere madrilène heureux, entre la Puerta del Sol et Lavapiés.
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Je n’omets pas un contrepoint obligatoire à la grande ville présent dans tous ses films : le retour au village. Né dans une bourgade de la Mancha, le réalisateur a été élevé à la campagne, en Estrémadure. Ce qui nous vaut à chaque fois une virée pleine de charme pour retrouver une maison d’enfance dans des paysages grandioses. L’Estrémadure fait partie de ce qu’on appelle La España vazia, « l’Espagne vide », cette ceinture de plateaux et de montagnes basses entre la région de Madrid et le littoral, riches et peuplés. Je ne peux que recommander cette Espagne vide, vide mais parsemée de petites villes dont les noms et l’architecture atteignent au sublime, comme Madrigal de las Altas Torres, en vieille Castille.
Il y a dans Madres paralelas une énigme politique. Ce film illustre en effet la thèse, très juste, de l’essayiste anglais Roger Scruton selon laquelle les hommes de droite se vivent comme liés par leurs appartenances, surtout celle de la filiation entre ancêtres et descendants, tandis que les gens de gauche ressentent leur vie comme une expérience singulière, qui doit se protéger des envahissements d’autrui. « Prends soin de toi » (et pas des autres) est la devise, rabâchée jusqu’à la nausée, de cette conception.
Glissement sur la droite
Almodovar, le chantre de la movida, le héraut des minorités sexuelles, l’artiste de gauche engagé glisserait-il à droite ? L’obsession de la natalité est un thème de droite : François Hollande a détruit ce qui restait de la politique nataliste née à la Libération, quant à Emmanuel Macron, il compte sur l’Afrique pour assurer le peuplement futur de la France et n’a rien fait pour la natalité autochtone. Madres paralelas nous confirme que le thème de l’enfant, de l’angoisse de son absence et du bonheur de sa présence, parcourt toute l’œuvre d’Almodovar. Là encore, les bébés sont les bienvenus, les mères célibataires n’envisagent pas d’avorter et, histoire de vous gâcher le suspens, la belle Pénélope Cruz annonce fièrement à la fin qu’elle remet ça. Alors, croisade nataliste almodovarienne dans un pays où le nombre d’enfants par femme est l’un des plus faibles d’Europe ? Tant mieux, la fatigue démographique de nos deux sœurs latines, Espagne et Italie, grandes nations qui ont donné naissance à tant d’artistes et de conquérants, me désole autant que la nôtre.
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Et il y a plus étonnant : le culte barrésien de la terre et des morts. N’est-ce pas ce qu’il y a de plus droitier ! Le souci des ancêtres est évidemment le pendant exact du souci de la descendance. Janis, incarnée par Pénélope, fait partie d’un comité de villageois qui veut faire exhumer les restes de jeunes hommes, leurs grands-pères, enterrés dans une fosse commune en pleine campagne. Ils ont été fusillés par les phalangistes profranquistes qui les suspectaient de communisme durant la guerre civile, en 1936. Ici, Almodovar se souvient qu’il est de gauche, et son héroïne explique à sa cadette qu’entre les descendants des fusillés républicains et ceux des fusilleurs franquistes, il faut choisir son camp.
Madres paralelas nous ramène à une grande question contemporaine : l’angoisse de la survie démographique incertaine de l’Europe et l’angoisse concomitante du grand remplacement. Un récent article sur le site de Causeur aborde justement ce problème : « Quand les médias nous vantent un avenir sans enfants », de Louis Favrot. La mode du « Gink » (« Green Inclination, No Kids ») se répand dans une jeunesse européenne plus soucieuse d’épanouissement individuel que de reproduction. Mode inquiétante qui aggrave une inquiétude aussi vieille que sapiens. Il y a, dans des grottes préhistoriques, parmi leurs peintures, des signes gravés que les paléontologues interprètent comme des représentations du sexe féminin : désir masculin, mais aussi hantise de la perpétuation de la tribu (lire Alain Testart, Art et religion de Chauvet à Lascaux, Gallimard 2016). Thucydide, au début de sa Guerre du Péloponnèse, attribue la faiblesse d’Athènes dans le conflit contre Sparte à l’oliganthropia, la faiblesse numérique de sa population. Éric Zemmour nous répète à juste raison qu’en géopolitique il y a trois facteurs essentiels : le nombre, le nombre et le nombre.
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Je n’insinue pas qu’Almodovar va venir grossir les rangs des Amis d’Éric Zemmour, il n’en est pas encore là… Mais il est émouvant de constater que l’angoisse de la continuité se manifeste chez un créateur qui, artiste émancipé, homosexuel revendiqué, était a priori bien loin de ces problèmes. La vie d’un artiste ne se reflète pas directement dans son œuvre, nous le savons depuis le Contre Sainte-Beuve de Proust. Mais l’une et l’autre entretiennent des rapports lointains et cachés qu’il appartient aux lecteurs, comme aux spectateurs, de découvrir.