Dans Maîtres du vertige, l’écrivain Serge Lehman exhume six textes de l’âge d’or de la science-fiction française et rend justice à un genre qui appartient, depuis longtemps, de plein droit à la littérature.
Si on demande aux lecteurs de donner des noms d’écrivains français de science-fiction, il y a de fortes chances que revienne celui de René Barjavel, dont un titre en particulier a marqué les esprits : Ravage, paru en 1943. La date a son importance. Ce chef-d’œuvre parle autant du futur que de son époque. Barjavel nous rappelle que la science-fiction est en quelque sorte une expérience pour tester la résistance des matériaux dans des conditions extrêmes : que devient une planète trop polluée ou totalitaire, ou encore dévastée par une pandémie dont le Covid-19 ne serait qu’un avant-goût ?
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Ravage raconte l’effondrement, en 2052, d’une société mécanisée à l’extrême qui a eu le tort prométhéen de faire reposer toute son existence sur une seule technologie qu’elle croit éternelle : l’électricité. Mais voilà que pour une raison inexpliquée, l’électricité cesse d’exister. En quelques semaines, c’est le chaos, les villes deviennent des pièges mortels, des incendies géants enflamment toute la France et nous suivons François Deschamps, un jeune chimiste qui, à la tête d’un groupe de survivants, entame une odyssée en compagnie d’une amie d’enfance, Blanche, vers leur village natal en Provence, où ils reconstruisent une civilisation purement agricole. Ravage se termine par une ode à peine déguisée au pétainisme et à sa devise : « La terre, elle, ne ment pas ». Par un curieux retournement idéologique, aujourd’hui, on pourrait dire que Ravage est une apologie de la décroissance radicale prônée par nombre d’écologistes et de collapsologues. Mais son actualité réside également dans sa dénonciation de cette dépendance technologique. La récente panne de Facebook n’a pu que raviver le souvenir de ce roman : que se passerait-il si internet cessait de fonctionner ?
C’est aussi à cela que se juge la qualité d’un roman de science-fiction, car rien ne vieillit plus vite que ce genre littéraire qui voit souvent le futur qu’il avait imaginé démenti quelques décennies plus tard. Ravage, au contraire, n’a pas pris une ride et peut se lire, quatre-vingts ans après sa sortie, comme un avenir possible.
Une invention des lumières ?
La science-fiction est encore trop souvent considérée comme un « mauvais genre » littéraire importé du monde anglo-saxon et en particulier des États-Unis. C’est une idée fausse et Serge Lehman le démontre avec ses Maîtres du vertige. On y trouve, au milieu d’écrivains oubliés, au moins deux noms plus connus : J.-H. Rosny aîné, célèbre pour sa Guerre du feu, et Jean Ray, le fondateur de ce que la Belgique appelle « l’école de l’étrange ».
Maîtres du vertige est une entreprise unique en son genre qui vaut d’abord par la substantielle préface dans laquelle Serge Lehman rétablit la place à la fois unique et originale de la science-fiction française, qui a connu son propre développement et nourri ses propres thèmes, mais dont on ignore trop souvent la richesse, l’inventivité et la poésie. Lehman rappelle ainsi qu’il n’est pas absurde de faire naître la SF, en France, dès Rabelais avec son Pantagruel et ses voyages utopiques. On peut préférer Cyrano de Bergerac qui inaugure le premier voyage spatial avec ses États et Empires de la Lune, ou Voltaire, dont le Micromégas est l’histoire d’un extra-terrestre géant venu de Sirius pour visiter le système solaire.
Ce que Lehman appelle la « proto-science-fiction » a d’abord partie liée avec les Lumières : les découvertes scientifiques engendrent une nouvelle littérature portant un nouvel imaginaire. Ce sont ainsi deux romans bien français qui peuvent se targuer d’avoir inventé deux sujets qui deviendront universels, et prospèrent jusqu’à aujourd’hui, en littérature comme au cinéma. En 1771, Louis-Sébastien Mercier, avec L’An 2440, publie le premier livre d’anticipation décrivant une société future. Et en 1805, un certain Jean-Baptiste de Grainville inaugure, avec Le Dernier Homme, un autre archétype de la SF : à quoi ressemblera l’ultime survivant de l’espèce humaine et quel sens pourra-t-il donner à sa solitude ?
Un genre nourrit par les auteurs français
Deux autres noms, au xixe siècle, vont jouer un rôle capital dans cette nouvelle littérature. Le premier est Edgar Poe. On objectera qu’il est américain mais sa traduction par Baudelaire l’a complètement assimilé à l’imaginaire français. Poe invente le roman à énigme, le roman noir, revisite le fantastique et surtout est l’auteur d’une série de textes qui sont à proprement parler de la SF, comme Les Aventures d’Arthur Gordon Pym. L’autre nom est bien entendu celui de Jules Verne qui a été un grand lecteur de Poe. S’il n’est pas exclusivement un auteur de science-fiction, nombre de ses Voyages extraordinaires donnent de nouveaux contours au genre et touchent un public mondial. Non sans pertinence, Serge Lehman compare son statut d’auteur profondément novateur et au succès immense à celui de Stephen King.
Verne va ouvrir la porte de la science-fiction à de nombreux écrivains. On pense à certaines nouvelles de Maupassant et notamment à son Horla qui est, dans l’une de ses versions, appelé à prendre la place de l’homme. On peut faire, avec profit, un tour chez les écrivains fin-de-siècle, comme Villiers de L’Isle-Adam et son Ève future, une femme artificielle plus vraie que nature ou son Appareil pour l’analyse chimique du dernier soupir : ce vieux réactionnaire de Villiers proteste en fait contre l’idéologie positiviste de son temps qui veut donner une explication rationnelle à tout, même aux mystères du vivant. Alfred Jarry n’est pas seulement le créateur d’Ubu roi mais aussi d’une série de textes inclassables dont J. G. Ballard, le maître de la SF anglaise, mort en 2009, s’est explicitement inspiré. Encore une fois, ce n’est pas la France qui imite, mais plutôt qui nourrit.
D’autres écrivains, parallèlement, vont se réclamer de cette nouvelle littérature. Charles Cros, autant poète qu’homme de sciences, véritable Edison français, publie des articles scientifiques sur les moyens de communiquer avec d’autres planètes tout en inventant le phonographe et en écrivant des textes de science-fiction, tel Un drame interastral, qui illustre ses recherches.
Comme nous sommes en France, il fallait évidemment un théoricien : il s’appelle Maurice Renard. Auteur de romans de genre, Renard publie en 1909 un article fondateur, Du roman merveilleux-scientifique et de son action sur l’intelligence du progrès. Maurice Renard, plus tard, consacrera une étude à J.-H. Rosny qui a sans doute le même génie que son contemporain H. G. Wells, l’auteur de La Guerre des mondes, mais que la postérité a moins bien traité. Rosny était un scientifique reconnu en même temps qu’un grand écrivain, comme le prouve le roman Les Navigateurs de l’infini que Lehman a sélectionné pour Maîtres du Vertige : il s’agit d’un space opera de 1925, l’un des premiers au sens moderne du terme. Il est amusant d’ailleurs de voir à quel point la science-fiction était acceptée, beaucoup plus que maintenant, dans le paysage littéraire, puisque Rosny était à l’époque le président de l’Académie Goncourt !
La SF, marginale ?
Comment expliquer que nous soyons encore aujourd’hui à trouver l’essentiel de la SF dans les ghettos éditoriaux des collections spécialisées et que les rares livres paraissant en dehors soient traités sans qu’on fasse allusion à leur genre ? Ainsi en a-t-il été pour le prix Goncourt 2020, Hervé Le Tellier, et son Anomalie qui, pour être un bon roman, n’est jamais qu’une variation de plus sur un thème bien connu des amateurs : les univers parallèles.
Lehman donne une explication historique assez convaincante. Le label SF et les collections spécialisées apparaissent en France dans les années 1950 pour publier des auteurs américains comme Bradbury, Van Vogt ou Asimov, héritiers d’un genre né dans les « pulps », ces revues à grand tirage, à la fin des années 1920. Selon Lehman, les auteurs français « sont perçus comme des tard-venus, contraints de se plier avec plus ou moins d’adresse aux codes et aux tropes d’une forme inventée ailleurs, comme le western ou le rock and roll ». C’est oublier la grande aventure du « merveilleux-scientifique » d’avant-guerre.
Les textes choisis par Lehman en sont une preuve éclatante. Outre le roman de Rosny, on trouve une nouvelle de Pierre Mille de 1922, hantée par la Grande Guerre. Trois cents ans après dépeint une humanité revenue au Moyen Âge à cause d’un conflit sans fin, contemplant avec nostalgie les savoir-faire perdus des hommes d’avant qui, s’ils fabriquaient des bombes, savaient aussi faire des souliers pour femmes que l’on redécouvre par hasard dans un grenier.
Nous est ensuite présentée l’étonnante Renée Dunan. Elle a défrayé la chronique des Années folles, comme critique littéraire et amie des avant-gardes. Dans Tsadé, elle met en scène son personnage fétiche, Palmyre, médium de la haute société qui ouvre des portes sur des univers parallèles tout en citant Freud, Einstein, la kabbale avec une certaine tendance au saphisme chic. Comme le dit joliment Lehman, c’est un mélange entre Colette et Lovecraft : « Claudine en ménage avec Cthulhu. »
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La Terreur rose, de Jean Ray, appartient à la même veine, jouant sur l’horreur des mondes invisibles et prouve que la célèbre série des années 1960, La Quatrième Dimension n’a rien inventé en la matière. Autre preuve avec Où ?, de Claude Farrère, par ailleurs officier de marine et prix Goncourt 1905. Où ? est un texte expérimental, comme pourront l’être ceux de Philip K. Dick dans sa dernière période : le lecteur est égaré dans le temps et dans l’espace, comme s’il avait pris un hallucinogène puissant.
Le dernier trésor de ces Maîtres du vertige est un roman de Jacques Spitz, sorti en 1935 chez Gallimard, dont le titre dit assez le contenu : L’Agonie du globe. Jacques Spitz, expert en fins du monde – il est l’auteur de La Guerre des mouches où l’humanité est submergée par des insectes qui viennent la remplacer –, imagine une catastrophe géologique qui sépare la Terre en deux moitiés. Ce roman réussit l’exploit de ne mettre en scène aucun personnage et se limite, sans que cela ne soit jamais artificiel, à une description entrecoupée de dépêches de presse.
Il montre, si besoin était, que cet « âge d’or » de la SF française a aussi été un moment d’innovations formelles, d’expérimentations narratives qui remettent en question le roman lui-même. Et ce, à une période où les surréalistes, qui fascinaient Jacques Spitz autant que Renée Dunan, révolutionnaient aussi nos manières de voir. Il est temps, avec ces Maîtres du vertige, de rajouter un chapitre à nos manuels de littérature !
Maîtres du vertige, six récits de l’âge d’or (prés. Serge Lehman), L’Arbre vengeur, 2021.