La crise à la frontière polono-biélorusse entraîne un changement majeur de la politique migratoire de l’UE. Jusque-là lourdement condamnée par Bruxelles et Berlin, la défense des frontières extérieures prônée par Victor Orbán est aujourd’hui encouragée.
À partir des années 1990, avec la crise yougoslave et la guerre civile algérienne, les questions migratoires ont divisé les États membres de l’Union européenne. Dès le début, deux camps se sont opposés, correspondant plus ou moins aux pays de l’Ouest et à ceux de l’Est : d’un côté, les « humanitaires », partisans d’un accueil généreux et d’une insertion des demandeurs d’asile, et de l’autre les « protectionnistes », partisans du refus de s’accommoder des réfugiés à l’exception d’une poignée de dissidents politiques. Aujourd’hui, en pleine crise migratoire biélorusse, les valeurs de l’Europe de l’Est ne sont plus aussi rébarbatives aux yeux des pays de l’Ouest. La vieille querelle entre « humanistes » et « protectionnistes » est en train de se résoudre grâce au président autocrate, Alexandre Loukachenko qui, sans le vouloir, a provoqué, dans les grandes nations de l’UE, une synthèse inédite entre toutes les droites et une partie de la gauche.
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Loukachenko unifie l’Europe
Pour comprendre ce basculement, il faut remonter à la crise migratoire de 2015, lorsque la Hongrie est devenue le premier État européen à bloquer ostentatoirement les flux de migrants en provenance d’Irak et de Syrie, pays ravagés par des guerres civiles. Au sein de l’UE, cette riposte hongroise a créé une véritable polarisation entre Budapest et Berlin. Les Balkans constituant une nouvelle porte d’entrée de l’Europe entre 2015 et 2018, Viktor Orbán a réagi en construisant des barrières, parfois des tronçons de murs, le long de sa frontière avec la Serbie. Comme ce pays n’a jamais fait partie de l’Union européenne, l’État hongrois ne violait pas les textes et traités en fermant ainsi ce qui est une frontière extérieure commune. Il n’empêche que la Commission européenne, soutenue par les pays « humanitaires », la France en tête, a trouvé la ligne hongroise insupportable. Elle a adopté une position hostile aux actions d’Orbán dans la mesure où celui-ci agissait sur les frontières et les conditions d’entrée des demandeurs d’asile. Le Premier ministre hongrois a néanmoins persévéré, s’expliquant devant la Commission et subissant les dénonciations de l’Allemagne et des pays nordiques. En 2016, il a même organisé un référendum sur la question : acceptez-vous les quotas de relocalisation décidés par la Commission ? Le résultat a été négatif, même si moins de la moitié de l’électorat s’est déplacé. Dès lors, le régime hongrois s’est de plus en plus éloigné des autres États membres. Face à Viktor Orbán, Angela Merkel a élaboré une doctrine opposée. Elle a accueilli 890 000 réfugiés, ce qui a soulagé quelque peu la Hongrie par où ils étaient quasiment tous passés. Mais un retour de bâton électoral en faveur de l’Alternative für Deutschland (AfD) l’a dissuadée de renouveler l’expérience. Entre Merkel et Orbán, on peut donc conclure au match nul dans l’arène européenne.
Aujourd’hui, les Polonais, et dans une moindre mesure les Lituaniens, jouent le rôle de la Hongrie, provoquant ainsi un revirement historique majeur à l’échelle d’une génération. Lors du référendum sur la Constitution européenne de 2005, les Polonais étaient considérés comme ceux qui allaient envahir la France avec leurs plombiers et autres travailleurs détachés. Maintenant, ils sont les preux défenseurs de notre frontière commune, et en matière de plomberie ils empêchent le flux de migrants de s’écouler sur le territoire de l’Union. Il ne s’agit de rien de moins que d’un changement profond de conception civilisationnelle, qui voit émerger une nouvelle idée de l’Europe, à la fois chrétienne, démocratique et humanitaire. Pour la première fois, cette synthèse est possible. Le ciment qui manquait à l’esprit européen commence à prendre grâce à un catalyseur nommé Alexandre Loukachenko. Cette conscience d’une Europe européenne, inédite et même décriée jusque-là, est en train de naître à la frontière polono-biélorusse, en Mazurie. La réticence occidentale envers les Européens de l’Est s’estompe et disparaît entièrement. D’une certaine façon, l’effondrement démographique de l’Europe centrale et occidentale, tant déploré par Viktor Orbán, a réussi à éveiller la sympathie des Européens de l’Ouest. Plus surprenant encore, la Commission européenne elle-même, imprégnée de nouvelles sensibilités politiques conservatrices, a rendu un tel revirement sur le plan juridique possible.
L’opposition au voyou Loukachenko a donné un alibi aussi bien à la Commission qu’aux Français et aux Allemands, pour permettre au gouvernement polonais de construire son mur. En même temps, Frontex, l’agence de protection des frontières de l’Europe, est en train d’accroître ses effectifs. Le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, ne l’a pas sollicitée, car il estime, non sans quelque mépris, que 1 000 garde-frontières ne pèsent rien, alors que plusieurs centaines des agents Frontex sont en Lituanie. Mais ces impolitesses ne comptent guère : l’important est que désormais, Bruxelles désire ardemment aider la Pologne à bloquer l’arrivée des migrants importés cyniquement par l’autocrate biélorusse. La Commission européenne offre son aide, certes timidement, tandis que Charles Michel, président du Conseil européen, dit que financer un mur national à échelle européenne est légal. Le virage s’amorce.
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Une seule grande divergence demeure : faut-il accuser Vladimir Poutine de complicité dans la manœuvre de Loukachenko, ou se tourner cordialement vers le président russe pour résoudre le problème ? Ce qui est certain, c’est que l’approche pseudo-humanitaire imposant l’accueil des migrants n’est plus du tout à l’ordre du jour. Le geste de Merkel de 2015, obligeant toute l’Union à ouvrir grand ses bras et son cœur, ne se reproduira pas. Aujourd’hui, Merkel elle-même louvoie, comme tous les gouvernements libéraux et centristes. Cette ultime crise humanitaire a donné raison aux membres du groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie) et les États membres de l’Europe occidentale les approuvent. L’UE pourrait en sortir renforcée dans son unité, dépouillée des illusions de l’idéologie supranationale des années 1960, 1970 et 1980.