Il serait temps de regarder notre histoire musicale en face et de reconnaître les grands compositeurs que nous ont offerts les XIXᵉ et XXᵉ siècles. À défaut d’applaudir leurs œuvres, rendons-leur justice en lisant les magnifiques biographies de Fernand Ochsé et de Reynaldo Hahn, qui leur accordent enfin la postérité qu’ils méritent.
Certes, l’Opéra Garnier s’est fendu cette année d’une belle exposition d’hommage à Camille Saint-Saëns (1835-1921). Certes, ce ne sont pas moins de deux opéras de Massenet (1842-1912) qui figurent au programme 2022 de la scène lyrique parisienne : une reprise de Manon en février prochain, puis une – bien tardive– entrée au répertoire de Cendrillon, fin mars, dans une nouvelle production. Certes, Gabriel Fauré, César Frank, Ernest Chausson, figures emblématiques de la musique française « fin de siècle », ont depuis longtemps franchi avec succès l’épreuve de la postérité. Reste qu’à quelques grandioses exceptions près (Stravinsky, Satie, Debussy, Ravel, etc.), les deux générations suivantes, pourtant riches de compositeurs d’exception, demeurent sévèrement ignorées en ce premier quart du xxie siècle. Qui écoute encore Vincent d’Indy, Alfred Bruneau, Jacques Ibert, Georges Auric, Marcel Dupré, André Messager, voire même Francis Poulenc ? Sans parler de Fernand Ochsé, dandy de la jaquette, comme on disait jadis, célébré par le « grand monde » et, excusez du peu, meilleur ami du jeune Arthur Honegger. À la fois costumier, décorateur, dessinateur, fabuleux collectionneur d’art (c’est à lui qu’a appartenu jusqu’en 1941 Le Souper au bal de Degas, à présent au musée d’Orsay), compositeur, auteur surdoué de mélodies variées, Ochsé a eu son heure de gloire –tragiquement écourtée : il monte au ciel, c’est le cas de le dire, à l’âge de 65 ans, au terminus du dernier train de Bobigny en gare d’Auschwitz, en 1944. À ce grand oublié devant l’Éternel, l’excellent Benoît Duteurtre consacrait il y a cinq ans un récit aussi poignant qu’érudit : La Mort de Fernand Ochsé. La comète Osché, symptôme d’un changement de paradigme ?
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L’opérette, tellement en vogue sous le Second Empire (cf. Offenbach), connaît un nouvel élan au sortir de la Grande Guerre : Fernand Ochsé fignolera inlassablement sa partition de Choucoune, millésimée 1919, adaptée par un parolier, Jacques Bousquet, d’un roman oublié de Paul Reboux. Osché tenait Choucoune pour son grand-œuvre. Il en chantera, des années durant, des extraits transcrits par ses soins au piano, sans que ce morceau, probablement perdu pour toujours, ait jamais eu l’heur de se voir monté nulle part. Autant dire que l’opus du musicien se résume in fine à peu de choses : quelques chansons et deux recueils de mélodies (Le Parc, sur des poèmes de Verlaine, et Odelettes, sur des poèmes d’Henri de Régnier). Cet être d’exception a été, au premier chef, un acteur de cette « vitalité prodigieuse » merveilleusement évoquée sous la plume de Duteurtre, l’allègre passeur et l’incarnation d’un « bon goût » français dont Paris, ville alors espiègle et insouciante, hédoniste et raffinée, aura été le siège éblouissant. On ne le dira jamais assez : artistiquement parlant, le premier xxe siècle a été, pour l’essentiel, parisien. « À la veille de la guerre [la première], l’opérette s’affichait chaque soir dans au moins vingt salles de la capitale, et partout en France dans les opéras, les casinos, les théâtres », observe encore Duteurtre, déplorant que « cet art joyeux, inventé au milieu du xixe siècle, et qui faisait la renommée de Paris tout comme la comédie de boulevard, les boutiques élégantes, les expositions d’art et les grands restaurants, [ait] disparu, dans l’indifférence générale, voilà cinquante ans à peine. »
Tombé aux oubliettes de l’historiographie musicale ? C’est encore plus vrai d’un Reynaldo Hahn (1874-1947), réduit le plus souvent au seul titre de gloire d’avoir été l’amant de Proust à 20 ans. Il faut savoir que ce prince de l’opérette, en son temps, était infiniment plus fameux qu’un Debussy, par exemple, connu seulement d’un petit cercle. La magistrale biographie que lui consacre Philippe Blay restitue Hahn à sa vraie dimension. Né d’un père juif allemand (1822-1897) originaire de Hambourg, établi au Venezuela au milieu du xixe siècle et converti au catholicisme par souci d’intégration à la classe dominante, Reynaldo voit le jour en 1874, au sein d’une famille de 13 enfants. À partir de 1878, la tribu Hahn s’installe à Paris, dans ce qu’il est convenu d’appeler les « beaux quartiers ».
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C’est donc au sein de cette très haute bourgeoisie, polyglotte et cultivée, que grandit, plaine Monceau, ce compositeur précoce et surdoué, sous l’aile professorale et paternelle du célèbre Jules Massenet. Reynaldo, promu de bonne heure coqueluche des salons car pianiste et chanteur d’exception autant qu’incomparable chef d’orchestre, fréquente chez la comtesse Greffulhe ou chez Mme de Cavaillet, chez Mme Straus ou chez Madeleine Lemaire, chez la richissime princesse de Polignac (l’héritière des machines à coudre Singer) – autant de modèles proustiens comme l’on sait. Mais aussi, autre milieu, chez Alphonse Daudet, par l’entremise duquel il rencontre Coppée, Loti, Huysmans, Zola, Mallarmé… Bref, l’adolescent fêté connaît du beau monde. Jusqu’à sa mort en 1947, et même au-delà, cet opulent carnet mondain nuira à sa réputation. Estampillé salonard Belle Époque, groupie de Sarah Bernhard et second couteau au panthéon proustien, il est pourtant le mélodiste inspiré des Chansons grises, sur des poèmes de Verlaine, le compositeur du poème symphonique Nuit d’amour bergamasque, de l’idylle polynésienne L’Île du rêve, de l’oratorio Prométhée triomphant, du ballet-pantomine La Fête chez Thérèse, d’innombrables pièces pour piano aux titres délicieusement Ancien Régime (Le Rossignol éperdu, Le Ruban dénoué), d’un Quintette pour piano et quatuor à cordes, de concertos, cantates, d’œuvres lyriques (opéra Le Marchand de Venise et opérettes, telles Malvina et Ciboulette), sans compter une carrière abondante de chef d’orchestre, de critique et de conférencier. Ce grand homme mérite mieux qu’une petite rue aux confins du xxe arrondissement de Paris.
Disparus corps et biens, Hahn comme Ochsé figurent l’Atlantide d’un temps révolu où s’écrivait la partition d’une certaine joie de vivre à la française.
A voir : Manon, opéra de Jules Massenet. Opéra Bastille, du 5 au 26 février 2022.
Cendrillon, opéra de Jules Massenet. Opéra Bastille, du 23 mars au 28 avril 2022 (avant-première jeunes le 23 mars 2022).