1. L’homme qui a tué Ben Laden
Vous comprendrez facilement pourquoi je préfère demeurer anonyme. Mais je tiens quand même à préciser deux ou trois choses dans le langage qui est le mien : celui d’un Américain moyen. Ce que j’ai à dire tient en quelques mots. Le président Barack Obama se vante d’avoir éliminé l’ennemi juré des États-Unis. Il ment : c’est moi qui l’ai fait. Mais maintenant, je suis au chômage, séparé de ma femme, le corps couvert de blessures, pendant que lui plastronne à la Maison-Blanche. Il prêche le pacifisme ; c’est un hypocrite. Je préfère encore Ben Laden : avec lui au moins, c’était clair. Il voulait notre peau. J’ai eu la sienne.
Ma vie n’a pas plus de sens que n’importe quelle autre. Jugez plutôt :
1. Je me suis engagé chez les marines à 19 ans, après avoir été plaqué par la fille que j’aimais.
2. Au cours de nos séances d’entraînement, on m’a classé parmi les tireurs d’élite. Dans le désert du Nevada, je passais mes journées à tirer sur une cible qui avait le visage de Ben Laden. Cela s’appelle un « exercice de mémoire musculaire ». J’étais devenu ce qu’on nomme un « shooter ». L’exemple à suivre était Chris Kyle, le meilleur tireur d’élite des Navy Seals. Je pense souvent à lui aujourd’hui. Il avait éliminé près de 300 terroristes.
3. Moi, le tireur d’élite, on m’a envoyé sur la base militaire de Jalalabad, en Afghanistan. Je ne savais pas trop ce que j’y faisais. Mais tous les jours, je visais le visage de Ben Laden. À force, il m’est devenu sympathique, comme s’il était un autre moi, mon double.[access capability= »lire_inedits »]
4. Je ne m’attendais pas à l’abattre dans son repaire d’Abbottabad, au Pakistan. Mes coéquipiers l’appelaient « Geronimo » ou, plus simplement, « OBL ».
5. Quand nous avons débarqué chez lui avec nos lunettes de vision nocturne, je l’ai aussitôt reconnu. Il avait les mains posées sur les épaules de sa plus jeune épouse. Il était bien plus grand que je ne l’avais imaginé. Il a tenté de s’emparer de son arme. J’ai visé la tête. Trois balles ont suffi. Je l’ai vu respirer pour la dernière fois. Un simple réflexe.
6. En me retournant, j’ai aperçu son fils. À peine âgé de 2 ou 3 ans. Je ne suis pas un sauvage. Je ne voulais pas lui faire de mal. Il pleurait. J’ai mis de l’eau sur son visage et l’ai caressé, pendant que trois « shooters » criblaient de balles le corps inerte de son père. Cette scène, je ne l’oublierai jamais. Les Navy Seals, pour moi, c’était fini.
7. De retour sur notre base, Bill McRaven, le chef de l’opération, m’a pris dans ses bras, comme un père enlace son fils. Il m’a dit que j’étais un héros américain. Je n’ai rien répondu.
8. Aujourd’hui, le héros américain a perdu le sommeil, il n’arrive pas à nouer les deux bouts. Il n’a pas d’assurance-maladie, ni de retraite. Et pourtant, j’ai liquidé « OBL » et, au moins, 30 talibans. À quoi bon ? Nous allons abandonner l’Afghanistan. Une guerre perdue de plus. Je suis dégoûté. J’ai quitté l’armée. Le suicide serait une solution… j’y pense de plus en plus. Et si je me faisais Barack Obama ? Il est si fier de sa victoire. Il ne lui vient jamais à l’esprit que cette victoire, c’est ma défaite, notre défaite collective ?
9. Parfois, je pense à Chris Kyle, notre modèle. Il a fini comment, ce tireur d’élite ? Abattu dans un stand de tir par un autre « shooter ».
10. Il n’y a pas de morale à cette histoire. Il n’y a pas de morale dans l’Histoire. Héros, terroristes, tortionnaires, suicidés ou président des États-Unis, quelle différence ? La mort n’est qu’une question de temps. Je la sens qui rôde autour de moi. Je l’attends. Sans trembler. Après tout, je suis quand même un héros américain. Et pas n’importe lequel, celui qui a tué Geronimo, mon frère.
2. Dehors, c’est pire encore…
S’il y a un satiriste qui, tous les dimanches, brasse du désespoir, c’est bien El Roto. Ses dessins, publiés dans le quotidien madrilène El Pais, n’épargnent personne. Ni les banquiers (l’un d’eux dit : « Nous volons des millions et l’État nous renfloue. Qui ose dire que le système ne fonctionne pas ? » ), ni les anticapitalistes (« J’étais profondément anticapitaliste, s’exclame l’un d’eux, à l’allure de communiste pur et dur, mais quand j’ai vu le système s’effondrer, je me suis précipité à son secours sans hésiter »), ni les cyniques (« Nous avions peur que les communistes détruisent le capitalisme, mais finalement ce sont les traders qui s’en chargent »). C’est le système lui-même qui provoque sa propre destruction, et il ne laisse place à aucune alternative. « Ne sortez pas du tunnel. Dehors, c’est pire encore… » Ceux qui doutent que cela puisse être pire, se délecteront avec les dessins d’El Roto réunis par Frédéric Pajak, un orfèvre en la matière, sous le titre Le Cahier électrique (éd. Les Cahiers dessinés).
Le plus surprenant avec El Roto, c’est que la politique ne l’intéresse pas. Il le répète inlassablement : il ne veut être au service de personne, sinon de son propre désespoir. Ce qu’il veut, c’est traquer la logique du pouvoir, sans tomber dans le piège qui voudrait que ceux d’en haut soient les méchants et ceux d’en bas les gentils. Tous sont logés à la même enseigne, emportés on ne sait où par ce qui est le mieux partagé au monde : la volonté d’écraser autrui tout en feignant de le sauver.
El Roto (« Le Cassé ») est né en 1947 à Madrid. Je ne dirais pas de ses dessins qu’ils sont géniaux. Ils sont plus que cela : intelligents. Il a compris que la plupart des dessins meurent par leur texte. Voilà qui ne risque pas de leur arriver. De surcroît, El Roto a une bonne tête. Mine de rien, ça compte aussi. Le philosophe marxiste Reyes Mate l’a préfacé. Il prétend, lui aussi, qu’El Roto nous rend chaque dimanche plus lucides, mieux à même de percevoir le réel derrière les discours qui l’enfument. Il a raison. Il dit aussi, et c’est d’une évidence aveuglante, qu’El Roto se situe dans une tradition à laquelle appartiennent Goya, Grosz et, surtout, Daumier. Si vous ne vous procurez pas illico son livre, ce sera une raison supplémentaire de désespérer.
3. Caraco, ce dynamiteur distingué.
Avec le recul, nous sommes quelques-uns à savoir qui était le Nietzsche du XXe siècle : Albert Caraco. Comme Nietzsche, il n’avait pas de lecteurs et à peine un éditeur (« une obscure officine lausannoise », selon lui). Comme Nietzsche, il était apatride et nomade. Comme Nietzsche, il écrivait des livres qui étaient de la dynamite. Les rares lecteurs à les avoir lus s’interrogeaient : était-ce l’œuvre d’un dément ou peut-être celle d’un esprit supérieur comme on en rencontre deux ou trois fois par siècle ? Il aura fallu attendre quarante ans après sa mort pour répondre à cette question : c’était bel et bien un génie. Je n’en dirai pas plus, réservant mes propos sur Caraco pour le prochain numéro de Causeur dont chacun s’accorde à dire qu’il bouleversera le paysage éditorial. Il n’aurait pas déplu à Caraco d’y figurer. Ce sera sa revanche posthume.
Une troublante coïncidence avant de conclure : Caraco est également le nom de l’Indien qui conduit Tintin et Milou dans sa pirogue chez les Arumbayas, les plus féroces Indiens de l’Amérique du Sud dans L’Oreille cassée. Albert Caraco, qui a vécu en Uruguay, se serait-il inspiré de la férocité des Arumbayas pour nous entraîner, à sa suite, dans des abîmes de désespoir, coupant nos têtes, puis par un procédé très ingénieux, les réduisant à la taille d’une pomme ? Chez Caraco, comme chez Hergé, on n’est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise, mais sauvés par l’élan de leur imagination et la beauté de leur style. [/access]
*Photo : @otromundoesposi en twitter.
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