Descendant d’une lignée de marchands de primeurs, Anthony Palou hérite du prix Renaudot de l’essai, bien mérité, avec un livre consacré à la France des petits commerces d’antan…
« A chaque Noël, il y avait toujours la même bûche, et Mamie, presque cent ans, nous disait qu’elle allait tous nous enterrer, sauf qu’un jour, sortant toute guillerette pour faire pisser son yorkshire qui s’appelait Anthony, elle se fit repasser par une camionnette. Quel destin allais-je avoir ? Journaliste ? Écrivain ? »
Les deux, mon épicier. L’auteur de Fruits et légumes (Albin Michel) reprend le fil de sa pensée, histoire de ne pas couper avec ses racines. Son père était marchand de primeurs, comme son grand-père, lequel, fuyant à grandes enjambées l’Espagne franquiste, avait fini sa course en Bretagne, faute d’y avoir trouvé un bateau pour les États-Unis. Anthony est parti de là pour finir au Figaro, avec une halte dans la maison de famille de Jean-Edern Hallier dont, il fut, quelque temps, le secrétaire particulier. Un destin pareil, ça ne s’invente pas. Mais ça se romance. Tout au moins, ça s’anecdotise – si je puis me permettre.
L’âge des 33 tours
Dans ma rue, y avait trois boutiques, c’est le tour de France joyeux et désabusé des petits commerces, une larme au coin de l’œil et le coude levé. Ça commence dans le Finistère où l’auteur découvre tout un monde que vous ne verrez plus, celui d’un enfant dont le parcours quotidien, au bras de sa mère, fait escale chez la mercière, le torréfacteur ou le papetier. Celui d’un garçon de 14 ans qui décharge à l’aube les artichauts, les choux fleurs aux Halles Saint-François à Quimper, quand Marie-Madelaine Le Gall, la fromagère, lui caressait les cheveux en passant. Puis, à l’âge des 33 tours, où, pendant les vacances, il officie derrière le comptoir de la Boîte à Musique pour promouvoir Lavilliers, Higelin, les Pink Floyd ou Rickie Lee Jones. Et puis Nantes, où la bouchère « Marguerite, avait les joues couperosées et emballait l’entrecôte ou le rôti comme personne ». Nantes, où il découvre la licence et passe celle de philosophie, où « les serveurs ressemblaient à des pingouins, on n’en finissait pas de prendre l’apéro ».
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Palou dépiaute ses souvenirs avec le demi-sourire du type planqué dans l’arrière-boutique. Défile une galerie de portraits aussi savoureux qu’un chapelet de boudins : Marcelle la mercière ; Fernand, le roi de la baguette ; l’inénarrable René, qui, d’un chapitre à l’autre, revient comme dans ses rêves et ses cauchemars, dont la grand-mère, qui allait tous les matins s’acheter un litre de lait frais rue Vanneau, déjeunait pour 1,25 francs dans un restaurant de la rue du Bac.
Et puis Paris…
Vient enfin le Paris des Bouillons Chartier, les virées à Rungis avec Sébastien Lapaque ; le boulevard Saint-Germain, où l’on croise des fantômes de la pensée. De passage chez Lipp, il se demande si « le mariage du siècle ne serait pas celui de la sardine et de l’huile d’arachide ou d’olive ? » avant de déclarer sa flamme au maquereau, « peut-être un des plus beaux poissons du monde », qui « vit dans l’Atlantique et ne peut se confondre avec l’imposteur espagnol qui barbote en Méditerranée ».
Dans cette promenade aux allures de leçon de choses, on apprend aussi que « le 36 quai des Orfèvres a été construit sur un marché de volailles et c’est ainsi qu’on appela les flics des poulets », et qu’à Dunkerque, la semaine du carnaval, a lieu un lancer de harengs. Moins drôle : que depuis 2010, 6000 marchands de journaux ont mis la clé sous la porte. « Des portes se ferment. Définitivement. Un bruit rouillé crépusculaire, on entend le grincement du rideau qui se baisse lentement, lentement. »
On voit renaître une France qui s’est effacée sous nos yeux en se demandant « Comment, en si peu de temps, nos boutiques ont-elles disparu ? Ces endroits où l’on pouvait causer des heures, où les vendeurs, fiers de leurs maisons, conseillaient, faisaient du sur-mesure, nous livraient, nous faisaient parfois crédit, où l’on se sentait si bien. »
L’aventure se termine rue Clerc où le journaliste a ses habitudes chez quelques rescapés : Jeusselin, charcutiers traiteurs depuis 1937 ; Lea et Erwan qui tiennent La Librairie Idéale depuis peu. Et le voilà reparti dans une évocation des plaisirs de la table, à Cancale, Noirmoutier, Sète, Toulouse, et retour au salon de l’agriculture porte de Versailles, dissertant sur les fruits de mer, la choucroute ou le radis rose, prenant à témoin Proust, Morand, Pagnol ou Chateaubriand, lequel, rappelons-le, quand il n’est pas nappé d’une béarnaise, est un écrivain.
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« J’écris dans une mélancolie sans fin la chronique de l’irréparable » écrivait le regretté Tillinac. Anthony Palou en rajoute une louche, mais chez lui le sens de l’humour parvient toujours à retenir la mélancolie par la manche. On pense inévitablement à Audiard, à Blondin. Lui aussi : « Si quelque chose devait me manquer, ce ne serait pas le vin, mais l’ivresse, dit, nostalgique et grandiose, Jean Gabin dans Un singe en hiver. »
Toute plaisanterie inclusive mise à part, on tourne la dernière page en se disant qu’on en reprendrait bien un(e) livre, Antonio ! comme lui aurait dit le fameux René, entre deux Muscadets. Santé !
Dans ma rue, y avait trois boutiques… d’Anthony Palou (Presses de la Cité)
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