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Zemmour, le dernier israélite

Juif français ou Français juif?


Zemmour, le dernier israélite
Conférence d'Eric Zemmour à la grande synagogue de la Victoire, Paris, 1er juin 2016 © Erez Lichtfeld

Les attaques de Bernard-Henri Lévy contre Eric Zemmour révèlent deux visions radicalement opposées. Pour BHL (juif de France), les positions de Zemmour en font un traître à l’identité juive. Pour le presque candidat (Français juif), BHL est un traître à la nation. De quoi gêner la « communauté »…


Éric Zemmour est juif, personne, à commencer par le principal concerné ne prétendra le contraire. Mais que penser de cette évidence factuelle ? C’est Bernard-Henri Lévy qui a tiré le premier. Dans sa chronique parue dans Le Point du 14 octobre, BHL appelle les juifs français à ne pas trahir leur ADN culturel (« le nom juif que tout juif porte en lui tant qu’il ne s’en est pas explicitement déchargé »). Au nom de cette idée, Lévy implore les juifs français de résister à la tentation Zemmour qu’il décrit comme un hubris nationaliste et raciste, fait de cruauté et de renoncement à l’humanité et à la générosité juives. Éric Zemmour place le débat ailleurs. Il se refuse à parler de ce qui est juif et de ce qui ne l’est pas, et fustige ce qu’il considère comme une tentative pour l’assigner « à résidence ethnique et religieuse ». Or, poursuit le presque candidat, avant d’être juif, il se « considère comme un citoyen français » et en tant que tel, « juif ou non », il entend « sauver le peuple français qui est en danger de mort ». Cet échange est fascinant car les deux protagonistes sont irréconciliablement et paradoxalement divisés par leurs appartenances communes – juifs et français. Pour BHL, Zemmour est un traître à l’identité juive, pour Zemmour, BHL est un traître à la nation française. On regrettera que, dans cette montée aux extrêmes, ils ne parviennent pas vraiment à faire de leur conflit la source d’une réflexion féconde.

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Éric Zemmour n’est nullement, comme certains l’en accusent, un « juif honteux ». Le fond de l’affaire et du malentendu est qu’il est un anachronisme, le survivant d’une ère où, pour la majorité des juifs français, le judaïsme était une sorte de « catholicisme de juifs » : une religion « pure » qui n’implique ni appartenance nationale ni choix politique. Pour un israélite, un Israélien est une absurdité. Dès lors qu’un État-nation catholique est impensable, quelle serait la légitimité d’un État juif ? La réponse juive est que, justement, le judaïsme n’est pas le catholicisme des juifs, car il n’est pas seulement une religion, mais aussi le ciment d’un peuple repérable dans l’histoire et dans l’espace, de sorte qu’on peut être juif sans croire ni pratiquer – et sans que quiconque vous conteste cette appartenance, grande différence par exemple, avec l’islam. On est juif par ses pères, ou plutôt par sa mère (seule filiation certaine), ce qui signifie qu’on ne choisit pas (la conversion étant rare et difficile). Au total, le judaïsme est (potentiellement) un corpus de lois, un peuple (qui se voit, à l’image de nombreuses nations, comme une grande famille), une foi (moins importante que chez les chrétiens et les musulmans, l’essentiel étant la pratique, l’obéissance aux lois) et une théologie.

Regardons le mythe d’origine des juifs : trois Pères (les patriarches), quatre Mères, généalogie, continuité. Le christianisme raconte une autre histoire, celle d’une rupture suivie d’une « créolisation » : « et quiconque aura quitté, à cause de mon nom, ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, ou ses maisons, recevra le centuple, et héritera la vie éternelle » (Matthieu 19:29). Le judaïsme est un héritage familial. Le christianisme un choix et une adhésion.

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Dans ces conditions, on comprend que certains juifs (les sionistes) soient si facilement et naturellement devenus la nation israélienne : ce n’est pas une religion qui a accouché d’une nation (comme dans le récit biblique des origines où la descendance d’Abraham aboutit au peuple juif), mais un peuple uni par une histoire et l’idée que ses membres forment une famille propriétaire d’une terre qui, inspiré par le développement du sentiment national en Europe, a fait un petit pas supplémentaire.

Aujourd’hui, alors que la nation moderne a plus de deux siècles et le sionisme près de cent trente ans, la position israélite radicale consistant à faire de la judéité une affaire strictement confessionnelle, privée et individuelle est très minoritaire (au-delà des ultra-orthodoxes) : le judaïsme majoritaire – à commencer par sa version israélienne athée et laïque – est beaucoup plus qu’une pure religion. D’où le sentiment de gêne de beaucoup de juifs français, face au phénomène Zemmour. Et on peut gager que ce débat rebondira en Israël, notamment parmi les francophones, dès qu’ils en connaîtront mieux les arcanes.

En France, certains ont instinctivement peur de tout juif qui se met en avant autrement que par un prix Nobel de médecine ou une carrière musicale – « il va nous attirer des ennuis ». Mais d’autres sentent bien – même s’ils ne le formalisent pas pour le moment – qu’un gros malentendu risque de leur tomber dessus. Certes, Zemmour président sera dur avec l’islam et s’emploiera à ramener l’ordre dans tous les territoires, y compris ceux auxquels vous pensez, qui sont ceux où les juifs ne se sentent plus en sécurité. Mais pour Israël, Zemmour président risque de faire regretter De Gaulle et Couve de Murville. On voit mal comment il pourrait être sioniste. Rien dans la vision zemmourienne du monde ne permet de soutenir que les juifs, constituant une nation, disposent du droit à l’autodétermination. Pour un israélite assumé, Israël est une anomalie, un fait accompli un peu gênant sur les bords.

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Certes, la plupart des juifs français et surtout ceux dont les aïeux ont été naturalisés par l’israélite Crémieux, sont des patriotes, voire des nationalistes français. Mais ils ne sont plus des israélites, en particulier parce qu’ils sont attachés au destin d’un autre pays, Israël – pour plaisanter, ceux qui s’y rendent disent parfois qu’ils vont au bled. Et ils le sont car ils y ont de la famille et parce que, quoi qu’on pense de ses véritables intentions et de ses efforts réels ou supposés (voir l’entretien avec Alain Michel pages 58-62 de notre numéro de Novembre), le régime de Vichy n’a pas laissé que de bons souvenirs à « ses Juifs ». Ils ne sont donc pas complètement rassurés. D’où les réticences de ma belle-mère face à Zemmour : il jette une lumière crue sur l’équation irrésolue de l’identité juive à l’ère nationale.

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Novembre 2021 - Causeur #95

Article extrait du Magazine Causeur




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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