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Euskadi : l’exception industrielle


Euskadi : l’exception industrielle

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Il paraît que certains Français y ont cru pour de bon. Maintenant que le Président a annoncé que l’inversion de la courbe du chômage ne serait pas pour 2013, sans doute nourrissent-ils la cohorte des déçus du hollandisme qui, de plan social en plan social, se retournent contre celui qu’ils ont porté au pouvoir.
Cette ambiance pour le moins pesante n’affecte pas les salariés du fabricant d’électroménager FagorBrandt, à Lyon, qui abordent leur reconversion avec beaucoup d’espoir. Ils fabriquaient des lave-linge ? Désormais, ils produiront des véhicules électriques et des filtres à eau. Un cas d’école de ré-industrialisation dont on aimerait qu’il soit plus répandu.
En 2009, l’entreprise espagnole Fagor, qui a racheté Brandt, doit admettre que la production de lave-linge n’est pas rentable : elle perd 15 millions d’euros par an. La décision est donc prise, en 2010, de délocaliser l’activité vers la Pologne. Mais, soucieuse de ne pas abandonner les salariés, Fagor revend le site à un fabricant de voitures, la Société d’innovation et de technologie de Lyon (SITL). Fagor se désengage en douceur : le site continuera en effet à produire des machines à laver jusqu’en 2015, le temps que la nouvelle production décolle. Le syndicat Sud n’a rien trouvé à redire puisqu’on a évité la fermeture pure et simple de l’usine : 470 des 537 salariés restent sur le site et les autres continueront à travailler pour Fagor.
C’est un paradoxe : alors que l’Espagne continue à s’enfoncer dans la récession, et que le chômage outre-Pyrénées touche plus de 26 % de la population active, une entreprise espagnole sauve des emplois en France.[access capability= »lire_inedits »] Cela a peut-être à voir avec le fait que Fagor n’est pas seulement une entreprise espagnole : c’est surtout une entreprise basque. Or le Pays basque résiste mieux à la crise que le reste de l’Espagne : si l’Andalousie et l’Estrémadure comptent toutes deux 36 % de la population active à la recherche d’un emploi, cette proportion tombe à 15 % au Pays basque et même à 11 % dans la région du Debagoiena où, de surcroît l’industrie emploie encore 45 % de la population active, soit le taux le plus élevé d’Espagne.
Ce succès industriel à l’âge de la désindustrialisation, dans une vallée étroite qui fut longtemps difficile d’accès, appelle une explication. Peut-être est-il en partie imputable à des spécificités culturelles, notamment au fait que Mondragón, la ville principale du Debagoiena, est le siège du coopérativisme basque Fagor en étant l’un des fleurons.
En parcourant les alentours verdoyants de Mondragón, on est effectivement impressionné par le nombre des usines. Ce sont pour la plupart des coopératives apparues dans la seconde moitié du XXe siècle, sous l’impulsion d’un prêtre né en Biscaye en 1915, José Maria Arizmendiarrieta. Pendant la guerre civile, jeune séminariste, il soutient les républicains et collabore à la revue basque Eguna, ce qui lui vaut un bref séjour en prison. Ordonné prêtre, il est nommé à Mondragón en 1941. Après s’être d’abord occupé des jeunes apprentis de l’Unión Cerrajera, qui était à l’époque l’entreprise locale la plus importante, il fonde en 1943 sa propre école d’apprentis. Dans les années 1950, il encourage cinq de ses élèves à créer leur coopérative et Ulgor, ancêtre de Fagor, qui produit des réchauds et des poêles, apparaît en 1956. Très vite, il apparaît nécessaire de créer un organisme financier qui soutiendra le développement des coopératives : Caja Laboral, qui est une coopérative de crédit, est créée en 1959.
Un demi-siècle plus tard, la Corporación Mondragón regroupe120 coopératives, situées au Pays basque pour la plupart, et opérant dans de nombreux secteurs d’activité : production industrielle, crédit, distribution, agriculture, éducation ou encore recherche-développement. Et pour pallier les carences de l’État-providence espagnol et offrir aux salariés-coopérateurs une gamme complète de prestations sociales, soins médicaux et pensions de retraites, Lagun Aro fut créée en 1970.
Au Pays basque, ces coopératives représentent 8 % de l’emploi industriel et à Mondragón, elles donnent du travail à la moitié de la population. Au total, ces 120 coopératives appartiennent à 83 000 socios (associés), qui ont tous investi 15 000 euros, somme correspondant au salaire annuel le plus bas. Comme des actionnaires, ils touchent des dividendes en fonction des résultats. Propriétaires de leur entreprise, ils décident de sa stratégie : l’Assemblée générale composée de tous les socios élit un conseil recteur qui choisit les directeurs, sachant que l’écart entre le salaire le plus faible et le plus élevé ne peut pas être supérieur à 4,5 (6 pour les coopératives les plus importantes telles que Fagor, Caja Laboral ou Eroski). Du coup, il n’y a pas besoin de syndicats. Les socios ne sont pas protestants mais basques. Mais à l’instar de Max Weber, ils semblent considérer que « l’égoïsme intéressé, la cupidité et l’âpreté au gain » ne peuvent pas être les seuls moteurs du capitalisme moderne, et que le travail « doit s’accomplir comme un but en soi ».[ 1. Max Weber. L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964.]
Pour Fernand Braudel, la montagne « est un monde à l’écart des civilisations »« l’insuffisance du matériel humain, sa faible épaisseur, sa dispersion, ont interdit la mise en place de l’État, des langues dominantes, des grandes civilisations »[2. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1990.]. Un relatif isolement et le caractère montagneux ont sans doute permis aux habitants du Pays basque de conserver une forte identité. Autre caractéristique des régions de montagne, l’habitat y est dispersé dans des quartiers ruraux généralement constitués d’une église et de quelques maisons, le bourg se trouvant au fond de la vallée. Ces quartiers ruraux (auzoa en basque, un mot qui désigne aussi le voisinage) supposent des liens sociaux particuliers : entre voisins, on a des obligations, comme par exemple l’entretien des chemins, mais aussi un devoir d’entraide – si l’un est malade, les autres le remplacent pour les travaux agricoles ou le soin des animaux. « Urrutiko parientea baino lehenago da auzua » (« Le voisin vient avant le parent lointain »), affirme un proverbe. Dans le passé, comme l’explique Caro Baroja[3. Julio Caro Baroja, Los Vascos, Istmo, Madrid, 2000.], les quartiers ruraux du Pays basque furent aussi des laboratoires de la démocratie, en marge de l’influence des seigneurs locaux : les voisins se réunissaient devant l’église ou, lorsqu’il pleuvait, sous le portique, (d’où le nom anteiglesias que l’on donne parfois à ces quartiers), pour prendre des décisions concernant la communauté.
La réussite des coopératives prolonge donc un mode d’organisation sociale, à la fois égalitaire et solidaire, qui a structuré la société basque au cours des siècles. Mais elle tient plus généralement à la force du sentiment identitaire, encore accrue par la répression franquiste : dans le Debagoiena, la majorité de la population est bascophone et, aux élections d’octobre 2012, les partis nationalistes, qu’ils soient de gauche (EH Bildu) ou de droite (le PNV) ont cumulé plus de 75 % des suffrages.
Pour autant, tout n’est pas rose. À la recherche de flexibilité, les coopératives ont de plus en plus recours à des travailleurs temporaires auxquels elles font miroiter la possibilité de devenir un jour socios. Ensuite, avec l’effondrement du marché espagnol, la part des exportations, essentiellement vers l’Europe, est passée de 58 % à 70 %, imposant aux coopératives une internationalisation de leur stratégie. Quand une coopérative perd de l’argent, les socios, réunis en assemblée générale, peuvent décider eux-mêmes de baisser leur salaire. Si elle est contrainte de mettre la clé sous la porte, elle ne licencie pas : les travailleurs sont réaffectés dans d’autres coopératives du groupe. Toutefois, les coopératives ont compris que leur survie passait par l’innovation, d’où la création à Mondragón d’un pôle de compétitivité baptisé Garaia, qui associe entreprises, universités et laboratoires de recherche. Les entreprises plus anciennes, exposées à la concurrence des pays à faible coût de la main d’œuvre, n’en doivent pas moins délocaliser. Fagor a déjà créé des usines en Pologne, au Brésil, au Mexique, en Thaïlande et en Chine. Reste à savoir si le modèle coopératif peut survivre en dehors de son milieu naturel, qui est en fait un milieu culturel.[/access]

*Photo : Fagor Automation.

Mars 2013 . N°57

Article extrait du Magazine Causeur



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