Reconduisant la politique de la morale qu’ils appliquaient à Le Pen, les détracteurs d’Eric Zemmour refusent de voir que son succès s’explique par l’angoisse existentielle des Français quant à leur avenir comme peuple. Le presque candidat y répond à sa façon et avec ses mots, d’une manière souvent brutale qui en choque plus d’un. Mais que l’on adhère ou pas à son discours, la violence de la haine qu’il suscite choque encore plus.
« Petit collabo de salon », « porteur de l’idéal d’une France de 1942 », représentant d’une « France rabougrie », « raciste et négationniste », « virus », sans oublier « misogyne », « ami des très-riches », « allié objectif des islamistes » et même « antisémite ». En prime, « un parvenu qui rêve de fréquenter les puissants, un mondain qui fricote avec des banquiers d’affaires, un “patriote” millionnaire qui s’adonne à l’optimisation fiscale ». Et les enfants qu’il dévore au petit-déjeuner, personne n’en parle ?
Ces quelques citations représentent seulement un échantillon des invectives adressées à Éric Zemmour par des politiques ou des journalistes – le « virus », c’est Ruquier, qui croit que nous le payons pour nous dispenser des leçons d’hygiène sociale. Ils sont horrifiés, ils ont la nausée. C’est fou, comme le désaccord porte sur les intestins.
En somme, c’est toujours la même potée recuite qu’on nous sert en guise de débat politique. De l’émotion, de l’indignation, de l’offuscation à gogo, mais pour l’argumentation, macache bono.
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Ça fait quarante ans que ça dure. On peut en effet dater le retour de l’antifascisme en version farce (selon la maxime de Marx) de l’élection municipale de Dreux, en septembre 1983. Deux ans après l’arrivée au pouvoir de la « coalition socialo-communiste », comme on disait à droite, la liste RPR s’allie avec celle du FN emmenée par Jean-Pierre Stirbois. « Cela n’a aucune espèce d’importance d’avoir quatre pèlerins du FN à Dreux, comparé aux quatre ministres communistes au Conseil des ministres », déclare alors un certain Jacques Chirac. Et son collaborateur Alain Juppé renchérit : « La vérité, c’est qu’un gouvernement qui accepte en son sein des ministres communistes, solidaires d’une dictature qui asservit les peuples, n’a de leçon de morale à donner à personne. […] Seul l’échec de la coalition socialo-communiste peut permettre d’engager le redressement national. »
Cet « électrochoc », le premier d’une longue série, marque un double acte de naissance : celui du Front national comme force politique, celui de la « gauche morale », une expression qui, soit dit en passant, aurait dû nous faire hurler de rire. C’est en effet avec un cynisme consommé qu’une gauche en perdition idéologique s’est livré à une extorsion de pouvoir avec chantage en interdisant à la droite une alliance avec les extrêmes (et la possibilité afférente de plumer la volaille frontiste) qu’elle s’autorisait. On connaît la suite : Chirac, Juppé et les autres ont abondamment expié la faute de Dreux et sont devenus les champions de la correction idéologico-morale. Et c’est en se tortillant pour ressembler à une gauche qui avait, elle, joyeusement renoncé à représenter les classes populaires qu’ils sont arrivés au pouvoir tandis que le Front national, puis sa descendance assagie, accédait au rang de premier parti de France. Certes, l’interdit fonctionne toujours puisque, si on en croit les sondages, ni Marine Le Pen ni Zemmour ne semblent capables de battre Macron au deuxième tour (les autres non plus d’ailleurs). Mais l’élection de Donald Trump a montré qu’un accident électoral était vite arrivé.
L’angoisse existentielle d’un peuple
Il n’est évidemment pas question d’annoncer ici la victoire de Zemmour (qui reste improbable compte tenu de l’ampleur du Tout sauf Zemmour, mais aussi des craintes qu’il fait naître chez des électeurs de bonne foi), ni d’ailleurs de la souhaiter (ce n’est pas notre boulot), mais de s’interroger sur l’incapacité de la classe politique et médiatique à lui opposer autre chose qu’une diabolisation hystérique. Quand on se lasse d’agiter des crucifix et des gousses d’ail pour conjurer son influence diabolique, on se contente d’ânonner qu’il dit n’importe quoi. En somme, la vieille jurisprudence Le Pen (Jean-Marie) est toujours à l’œuvre : au lieu de fournir des bonnes réponses à ses bonnes questions, on décrète qu’il n’y a pas de questions. Circulez…
Ainsi, nul ou presque, parmi ses nombreux adversaires, ne semble s’interroger sur la première raison de son succès : l’angoisse existentielle ressentie par de nombreux Français quant à leur survie comme peuple, c’est-à-dire comme collectivité politique autonome capable de maîtriser son destin. Là encore, les raisons sont connues : dépossession du pouvoir par l’Europe, les marchés, la mondialisation, avec la désindustrialisation qui en a découlé ; immigration incontrôlée et archipellisation de la société en communautés et minorités, toutes opprimées évidemment, dont l’islamisation est l’expression la plus angoissante. Tout cela ne serait que fantasmes d’extrême droite. Peut-être Zemmour a-t-il tort d’affirmer que la guerre civile est déjà là, chacun en jugera. Mais quel que soit le mot, la chose existe. Or, au lieu de répondre à l’inquiétude, qui n’est légitime que pour le pouvoir d’achat et le prix de l’énergie, problèmes bien réels au demeurant, on la criminalise. « Tu as mal, mais tu n’as rien », répètent les docteurs tant-mieux aux Français, ce qui les inquiète encore plus.
C’est sur la question de l’islam radical que ce déni volontaire est particulièrement frappant. La contestation de nos mœurs et de notre code laïque ne se traduirait que par des actes isolés commis par une minorité. Sauf que trois points font une ligne et des dizaines, voire des centaines d’actes isolés, un phénomène. La capacité de nos élites à reposer le couvercle sur la marmite après avoir humé le vilain fumet qui s’en dégage est pour le moins désespérante, personne n’ayant jamais réglé un problème en ignorant son existence. Soyons juste, ce déni volontaire concerne surtout la gauche et la macronie qui oublie le mardi ce qu’elle a fait le lundi – à entendre certains de ses représentants, on se demande pourquoi le président a fait voter une loi « séparatisme », pardon « principes de la République ». La droite classique pour sa part, partage au moins partiellement le diagnostic zemmourien tout en assurant qu’il ne propose aucune solution : on attend les siennes avec impatience.
On peut évidemment discuter le diagnostic de Zemmour. On peut aussi considérer que, malgré sa main tendue « aux musulmans qui s’assimilent » (voir l’entretien pages 42-51 de notre numéro de novembre), il sous-estime leur diversité et ne voit pas qu’une petite majorité d’entre eux est en bonne voie d’assimilation, même si ce terme n’a plus le même contenu que sous Napoléon : chez ceux-là, l’attachement identitaire n’implique pas la détestation de la France. Du coup, il prend le risque de heurter beaucoup de gens et d’apparaître comme un adversaire non pas de l’islam politique, mais de la religion musulmane. Malgré la méfiance que m’inspire le voile islamique, car il est impossible de distinguer le voile politique du voile purement religieux, j’ai trouvé gênante la scène où il demande à une femme d’ôter son hidjab et où elle s’exécute. Non qu’une telle demande soit en elle-même infamante, mais le dialogue qu’elle exige ne saurait se dérouler devant les caméras. Un peu de délicatesse ne nuit pas.
Pour autant, est-il raisonnable d’accuser le crypto-candidat de vouloir expulser (voire pire) tous les musulmans ou fermer toutes les mosquées ? Or, ces allégations font leur effet sur des esprits faibles ou mal informés comme celui de cette dame, croisée dans la rue. Notant que je travaillais à CNews et que je devais y rencontrer Zemmour (nom qu’elle a prononcé en faisant de ses doigts le signe de conjuration), elle m’a dit tout de go : « Je suis fille de Gitan et mon compagnon s’appelle Mohammed, alors si Zemmour gagne, il m’assassinera. » Ceux qui dénoncent en boucle « le candidat de la peur » n’ont pas grand-chose d’autre à vendre que la peur de Zemmour.
Sur la question des prénoms, sa position n’est pas exempte de critiques. Comme souvent, il refuse de partir de la réalité de la société, méconnaissant que l’individualisme a fait son œuvre et que bien peu de Français accepteraient aujourd’hui que l’État se mêle de prénommer leurs gosses – on lira sa réponse à cette objection (voir aussi l’article de Jonathan Siksou sur la loi de 1803, page 67). Mais on riposte toujours avec la même méthode. Pour commencer, on nie le problème, puisque, c’est bien connu, les petits-enfants d’immigrés s’appellent tous Nicolas (sur la tartufferie de l’INED, lire les articles de Michelle Tribalat pages 64-66 et de Jean-François Mignot pages 68-71). Ensuite, on travestit ses propositions, puis le téléphone arabe fait le reste. De sorte que, bien qu’il ait formellement affirmé le contraire, de nombreux musulmans sont convaincus qu’il les obligerait à changer de prénom.
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La question juive
Il faut enfin s’arrêter sur le sujet sensible de « Zemmour et la question juive », qui a donné lieu à sa passe d’armes avec BHL, mais aussi à la scandaleuse intervention du CRIF dont le président a lancé « Pas une voix juive pour Zemmour », comme si le CRIF était le Parti des juifs.
Commençons par l’affaire Pétain, si on peut dire. Non, Zemmour ne réhabilite nullement le régime qui a privé son père de nationalité française, il parle même à son sujet d’ignominie morale. Conformément à son habitus, il n’en analyse pas moins très (trop ?) froidement sa politique. Là encore ses accusateurs sautent comme des cabris : « Le salaud, il dit que Pétain a sauvé des juifs ! » Mais ils ne se demandent nullement si c’est vrai, la question même serait criminelle. Faute des connaissances suffisantes, je ne saurais le démentir ni l’approuver, mais Gil Mihaely a eu la bonne idée de demander à Stéphane Amar, notre correspondant en Israël, d’interviewer Alain Michel, le rabbin-historien dont Zemmour reprend les thèses (voir pages 58-61 de notre numéro de Novembre). Ses propos, qui vont à l’encontre de certitudes inculquées depuis l’adolescence, ne laissent pas de troubler. Mais n’est-ce pas le propre de toute pensée stimulante ? Rappelons ce qu’écrit Raymond Aron en 1979, dans un article intitulé « Les Juifs, Vichy et Israël », où il critique un livre d’Alfred Fabre-Luce : « Fabre-Luce cite une phrase d’un historien non suspect d’antisémitisme, Léon Poliakov : « Du sort relativement plus clément des juifs de France, Vichy fut en fait le facteur prépondérant. » On peut discuter l’adjectif prépondérant, pas réfuter les chiffres [1]. » Peut-être Raymond Aron se trompe-t-il, mais nos belles âmes résistantes d’aujourd’hui auraient-elles le front de l’accuser d’antisémitisme et de pétainisme ? On ne suivra pas Zemmour, même dans son questionnement, quand il fait de Pétain, signataire du statut des Juifs, un chantre de l’assimilation. Mais pousser le bouchon trop loin ne fait pas de lui un criminel contre l’humanité. Et s’il ébranle nos certitudes, c’est peut-être qu’elles sont fautives.
On ne saurait cependant passer sous silence le malaise que provoque le cas Zemmour chez nombre de juifs de France qui ne sont plus vraiment des israélites selon son cœur, ce qui ne les empêche pas d’être pleinement français (voir l’éclairant article de Gil Mihaely pages 56-57 de notre numéro de Novembre). Si beaucoup partagent son inquiétude, et c’est un faible mot, face à l’islamisation qui en a tué certains et fait partir d’autres, en Israël ou vers des zones moins hostiles que leur banlieue, ils n’ont pas envie de voir ressurgir le soupçon de double allégeance ni de renoncer à l’attachement que beaucoup éprouvent pour Israël, refuge éventuel où la plupart n’iront jamais s’installer. Eh bien, dira-t-on, n’est-ce pas la définition même de la double-allégeance ? Sauf que, d’une part, le souci d’Israël n’emporte nullement la haine de la France et que, d’autre part, l’amour de sa patrie doit, comme celui d’un être cher, souffrir l’ambiguïté et même une certaine dose de contradiction. Or, habité par une conception quasi mathématique de la nation et de l’histoire, Zemmour refuse cette zone grise où les choses ne se démontrent pas mais se ressentent. Ce qui explique son incapacité à prendre en compte les tourments des identités minoritaires (et cela s’applique à nombre de juifs aussi bien qu’à beaucoup de musulmans) comme une partie intégrante de la réalité. Cela ne signifie pas que l’on doive accepter toutes les réclamations qui en découlent, mais qu’il faut les comprendre. On pense bien sûr, à ses phrases sur Arié, Gabriel, Jonathan Sandler et la petite Myriam Monsonégo, assassinés par Mohammed Merah : « Assassins ou innocents, bourreaux ou victimes, ennemis ou amis, étrangers avant tout et voulant le rester par-delà la mort. »
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N’en déplaise à la meute, Zemmour ne met pas sur le même plan le bourreau et les victimes – amis et ennemis, ce n’est pas pareil. Écrire leurs noms dans la même phrase n’en est pas moins un manque criant de délicatesse. Et affirmer qu’ils étaient des « étrangers et voulant le rester », c’est dénier aux juifs de France (et aux autres) le droit à une certaine ambiguïté heureuse. On peut, à la limite, regretter avec lui que les martyrs de Toulouse soient enterrés en Israël. Encore faudrait-il rappeler qu’ils n’étaient pas en sécurité en France, ni vivants ni morts – la stèle à la mémoire d’Ilan Halimi, assassiné par le gang des Barbares, a été vandalisée à plusieurs reprises. « C’est vrai, j’aurais dû le dire », a admis le presque candidat à la fin de notre discussion. Dont acte. Il ne suffit pas de se draper dans le costume de Richelieu. Si la sensiblerie n’est pas une politique, l’insensibilité non plus.
[1]. Raymond Aron, « Les Juifs, Vichy et Israël », L’Express, 22-28 septembre 1979. Article repris dans Raymond Aron, Essais sur la condition juive contemporaine (textes réunis et annotés par Perrine Simon-Nahum), Texto, 2007.