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Tristes viatiques


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« On est tous le vieux de quelqu’un » : c’est la sympathique « accroche » que s’est donnée la collection Le monde expliqué aux vieux récemment créée par les éditions de poche 10/18, au catalogue desquelles on trouvait jusqu’à présent les noms de Sade, Selby ou Gombrowicz.
Ces dernières années, nous avons subi une avalanche d’ouvrages voués à l’édification de la jeunesse, tels que Le Racisme expliqué à ma fille, L’Amour de la France expliqué à mon fils, Le Sexe expliqué à ma fille, etc. Le racisme, la France, le sexe : voilà en effet des sujets bien obscurs, ésotériques pour le moins, et il importait qu’un puissant coup de projecteur les tirât de la pénombre où ils moisissaient lamentablement. Il y a deux ans, subtil renversement : un Post-anarchisme expliqué à ma grand-mère parut, signé du plâtrier solaire Michel Onfray. Avec la collection Le monde expliqué aux vieux, la boucle est bouclée. Les premiers volumes auront pour objets Lady Gaga, Facebook, la violence et la solitude. Lady Gaga et Facebook, le choix est judicieux, mais la solitude ? Pourquoi pas la maladie d’Alzheimer tant qu’on y est, ou le fonctionnement des prothèses auditives ?
Il faut admettre que l’énoncé involontairement apocalyptique : « On est tous le vieux de quelqu’un », bien mis en valeur par la maquette d’une laideur parfaite (en novlangue marketing : « dynamique et acidulée »), cet énoncé se trouve être, comme tout ce qui de nos jours s’énonce de plus jovialement servile, une vérité de premier plan. Que nous soyons depuis longtemps entrés dans un régime d’inversion, où les têtards de l’an font la leçon à leurs aînés, est un lieu commun ; et c’est ce qui reste d’humanité adulte qui frémit d’effroi à l’idée des millions de fœtus tapant du poing du fond de leur utérus, pressés de parachever l’abolition de tout ce qui prétend encore durer plus d’un quart d’heure. Cette collection est donc une trouvaille. Nos lardons peuvent se réjouir : le monde leur appartient. On admet aujourd’hui que les vieux sont des déchets insuffisamment recyclables avec la plus coquette satisfaction, et une élégance digne d’un soudard transhumain faisant irruption en beuglant dans un salon de thé.
Jérôme Ruskin, directeur du trimestriel Usbek et Rica (« magazine qui raconte le présent et explore le futur ») et l’un des concepteurs de la collection, nous fait l’article avec la bonhomie rayonnante de l’aplanisseur culturel : « Nous ne nous adressons pas spécifiquement aux vieux – enfin tout dépend de ce que l’on entend par vieux – mais aux personnes larguées par un phénomène. Par exemple, j’ai 29 ans et je ne comprends vraiment pas l’engouement pour Lady Gaga. Ces livres proposent donc une remise à niveau à petit prix, pour tous ceux qui estiment en avoir besoin ». Pauvre homme qui à 29 ans, ne comprend vraiment pas le succès de Lady Gaga. Il y a de quoi en perdre le sommeil. Et voyez comme on se demande, une main sur le menton, ce qu’il faut entendre par vieux. Eh bien, cher explorateur du futur, vous le sous-entendez : tout ce qui ne porte plus de bavoir, et a soif d’une salutaire remise à niveau. Question : Stéphane Hessel avait-il ouï parler de Lady Gaga ? Pouvait-il faire un devoir en trois parties sur Facebook ? Il faudrait enquêter, sans quoi sa béatification républicaine ne va plus de soi.
On voit les atours qu’affectionne désormais la muflerie la plus scintillante : ceux de la charité et de la bienveillance. Pour nos équarrisseurs auréolés, il s’agit au fond de lutter contre la gérontophobie. Comment ? Par l’éradication dans le vieux de tout ce qui est vieillot, mité, désuet, bientôt remplacé par un bon kilo de « jeunesse » en kit. Depuis quelques siècles, le rôle historique de la jeunesse occidentale éclairée était d’accabler ses aînés, avec injustice bien souvent – et c’était très bien ainsi. Les choses toutefois étaient claires : on dressait un mur, par-dessus lequel on lançait des tomates pourries. Théophile Gautier n’offrait pas de gilet rouge à son grand-père. Aragon ne demandait pas le Panthéon pour Barrès. Les hippies n’invitaient pas Mamie à se défoncer avec eux, ni Grand-Papa à partouzer. Les étudiants de Mai 68 n’ambitionnaient pas de faire de leurs bourgeois de parents des libertins débridés et révolutionnaires. Il fallait que ça change, et tous s’entendent maintenant comme larrons en foire. Qu’un adolescent émette le désir de descendre dans la rue pour « lutter contre l’ordre établi », c’est Maman qui prépare le sachet pique-nique, et Mamie qui coud les banderoles.
Qu’on n’aille pas croire que nous défendons les vieux par principe : il en reste encore, et peut-être plus qu’autrefois, d’affreusement retors, bouffis de vertu et de morale – au hasard, ces momies liftées qu’on voit depuis trente ans se balader des colonnes des journaux à l’antenne des radios, de la direction de tel canard à telle émission de « débat », en ânonnant leurs oukases. Allons plus loin : nos vieux sont peut-être plus vicelards, plus machiavéliques que jamais, puisqu’ils ont fomenté ce stratagème consistant à caresser leurs « jeunes » dans le sens du poil, au lieu de leur coller un aller-retour et au lit. Par eux, l’admiration gélatineuse a remplacé le martinet comme instrument de domestication.
Les concepteurs de la collection Le monde expliqué aux vieux sont, personne n’en doute, des hommes parmi les mieux attentionnés qui soient : leur innocence perfore. C’est sans complexe qu’à la trique totalitaire ils substituent la commisération acidulée, et au camp de rééducation, la démocratique « pédagogie », laquelle se fait fort de ramener les brebis égarées dans les étables de l’infantilisme convivial. Les vieux, c’est acquis, sont des sacs plastiques boueux attachés au pot d’échappement du « jeune » filant, véloce, dans les dédales du monde moderne. Aussi sucré soit-il, le message est clair : vieillards, apprenez vos leçons, ou on vous décroche. Après tout, l’euthanasie, c’est pas pour les chiens… Enfin plus seulement.
Ce qui reste d’humanité attardée – donc vivante – fait donc pour la collection Le monde expliqué aux vieux des vœux d’impeccable échec, et invite ses vieillards les plus décrépits à faire de ces livres pieux, à l’occasion, un bel autodafé, avant de lancer à leur tour, pourquoi pas, une collection un peu enlevée et qui s’appellerait : Les vieux expliqués au monde.



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