Pierre Drieu la Rochelle est une personnalité difficile à décrypter. Un écrivain au talent immense, un homme pétri de contradictions, un cousin européen de Fitzgerald devenu, selon Borges, « fasciste par indifférence ». Gallimard publie Jouer Dantzig sur un match de football, ses carnets inédits (1909-1942), et L’Homme à cheval, l’un de ses grands romans.
Il y a une façon imparable de déceler le lecteur de peu de Drieu la Rochelle (1893-1945), lecteur superficiel, pavlovien – qui ne lit que pour (re)trouver ce qu’il cherche. Son mantra ? Trois « mots » : Le Feu follet, Louis Malle (le film), Maurice Ronet (le rôle principal). Et puis ? Et puis rien. Il a livré sa caricature, dénoncé sa complaisance, il est content, cela lui évite de lire Drieu : il en a fait une posture (décadence, goût (vénal) des femmes, de la drogue, haine de soi, suicide). Il l’a dénaturé, simplifié (il ajoute parfois un mot sur la collaboration, Doriot, L’Émancipation nationale).
On ne se fait pas à cette image, cette idée – ce slogan. C’est tellement plus intéressant et compliqué et intelligent (et parfois abject) Drieu. Et si remarquablement « écrit » (grande précision lexicale mise au service d’une extrême finesse psychologique, par exemple ) – Malraux parle de « styliste de premier ordre » (« rien de ce qu’il a écrit n’est indifférent ») : ce que l’on ne souligne jamais assez, alors que c’est ce qui frappe lorsqu’on lit ou relit Gilles, Blèche, L’Homme à cheval, Rêveuse bourgeoisie, sa Correspondance (avec Victoria Ocampo, Paulhan, Mauriac, etc.), Sur les écrivains (écrits critiques remarquables où l’on comprend très bien d’où il vient – Racine, Vigny, Stendhal, Constant, Baudelaire, Barrès, Dostoïevski, Nietzsche, etc. – et qui le concerne – Péguy, Montherlant, Céline, Malraux, Bernanos, etc.).
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Un écrivain estimé et aimé
Ses contemporains ne s’y sont pas trompés. Chardonne parle d’un romantique « mortellement intelligent » et ajoute, laser : « La comédie des humains, il en portait le dégoût dans ses yeux éteints et sa moue de roi détrôné. » Aragon, le frère ennemi, reprend Dominique Desanti, jeune communiste après-guerre, qui critique Drieu : « Drieu est mon ami, vous entendez. Je vous interdis d’y toucher. Je n’admets pas que les premiers venus qui ne savent rien bavent sur son cadavre. » Et Drieu, en dépit de tout, n’est pas en reste : « J’admire Aragon, le premier de notre génération » ou « Quand même, quel charmant artiste et secrètement quel cœur délicat d’amoureux. Je lui pardonne tout, parce que c’est un vrai amoureux » (9 août 1944) ou encore, en mars 1945 (il se suicide le 15), « lui qui avait tant de talent. »
Emmanuel Berl, à propos de cette amitié, précisera : « J’ai vu d’assez près l’amitié d’Aragon et de Drieu. Je pense qu’à cette amitié, c’est Drieu qui tenait le plus. Il n’a pas été le plus irréprochable, certes. Mais il a été, je crois, le plus généreux. » Le même Berl qui semble avoir écrit comme « à propos » de Drieu, ce mot, dans Rachel et autres grâces : « Il y a beaucoup de suicides qu’on pourrait dire conditionnels : la décision est irrévocable, la date, elle, reste incertaine. On ne se tue pas, mais on se comporte de façon à rendre à peu près inévitable l’accident. On ignore seulement quand et où il se produira. » (Mauriac est plus bref à propos du suicide, « cette fin prématurée de ceux qui sont voués ».) Berl évoquera aussi l’« éternel adolescent » en Drieu : « Et c’est compliqué, à 50 ans, d’être un adolescent. »
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Victoria Ocampo – femme capitale de la vie de Drieu qui considère, désolée, sa dérive politique – lui écrit en juin 1939 : « Je sais bien que je ne me suis pas trompée en t’aimant. » Et en… 1942 : « J’ignore ce que tu penses vraiment, mais je sais qui tu es. C’est ce qui importe. » Malraux sera lui aussi d’une fidélité indéfectible (en… 1943, Drieu est le parrain de son second fils) : « Ne vous laissez pas prendre aux apparences. C’est moi qui admirais Drieu – un des êtres les plus nobles que j’aie rencontrés » (à Frédéric Grover, 1959).
Sa part d’humanité
On manque de place pour évoquer le petit-bourgeois déclassé et son autodénigrement perpétuel (Nourissier l’a disséqué en expert), le cousin européen de Fitzgerald et l’autorité de l’échec (Michel Mohrt l’a débusqué, comme André Le Vot). La panoplie littéraire (beaucoup mieux que la caricature qu’en offre la « posture » précitée), c’est Bernard Frank qui s’en occupe – tôt (1958) : « Drieu possédait au complet la panoplie littéraire idéale. Qu’est-ce qu’une panoplie littéraire ? Une série d’attitudes dans lesquelles l’écrivain se complaît, un miroir qui l’avantage, des faiblesses qui sont des charmes, un duveteux pour l’intelligence. Démontons ce jouet. » (La Panoplie littéraire est un des livres les plus fulgurants écrits à propos de Drieu.)
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« Vivre, c’est, d’abord, se compromettre » (Gilles) : tout le monde est d’accord, Drieu a beaucoup « vécu ». Il a écrit quelques grands livres qui lui ressemblent : ils boitent (Gilles, Rêveuse bourgeoisie). D’autres qui ne lui ressemblent qu’apparemment selon nous, trop « élémentaires » (Le Feu follet en particulier). D’autres encore – Notes pour comprendre le siècle, Sur les écrivains, Textes retrouvés – qu’il faut lire pour redécouvrir l’écrivain et le lecteur boulimique (« Aussitôt que je peux, je me gave de lectures », 18 février 1942), ce qu’il demandait à la littérature (pas Giraudoux, pas Valéry, par exemple), le sérieux et l’exigence absolue de son engagement (dont il se souvient lorsqu’il écrit son dernier livre, inachevé, autour de Van Gogh, Mémoires de Dirk Raspe) : « Je vous dis que pour moi l’Art c’est le moyen le plus puissant de vivre. Je conçois la vie comme une prière, et l’art, la façon d’articuler cette prière. » Et tenter de concilier, comme lui, l’inconciliable – sa part d’humanité : « Les amis juifs que je gardais sont mis en prison ou sont en fuite. Je m’occupe d’eux et leur rends quelque service. Je ne vois aucune contradiction à cela. Ou plutôt – la contradiction des sentiments individuels et des idées générales est le principe même de toute humanité. On est humain dans la mesure où l’on fait entorse à ses dogmes. » (Journal, 8 février 1944.)
À lire
Jouer Dantzig sur un match de football : carnets intimes 1909-1942 – édition inédite de Julien Hervier, impeccable homme lige de Drieu –, « Les cahiers de la NRF », Gallimard, 2021, 246 p.
L’Homme à cheval – le grand roman stendhalien (1942) dont l’idée lui a été « soufflée » par J. L. Borges et l’anthropologue A. Métraux (voyage en Argentine, 1932) –, « Coll. blanche », 2021, Gallimard, 320 p.