On peut tout à fait dénoncer l’inconsistance et les dérives des intellectuels français, lesquels semblent avoir aujourd’hui choisi la télévision comme principal entremetteur de leurs idées, sans pour autant verser dans l’anti-intellectualisme primaire. Extrait de La Déroute des idées: Appel à la résistance, le brulot inédit du rhétoricien Philippe-Joseph Salazar (Piranha Editions, en vente aujourd’hui).
Chaque époque produit sa gamme d’illusions sur comment les idées agissent en politique.
Le propre de la nôtre est comment ces gangs, à la manière de la mafia, s’escortent en effet d’intellectuels.
La comparaison tient : les parrains du haut crime – y compris les grands criminels du trafic d’influence et de l’évasion fiscale – s’entourent d’une volée d’avocats et de cabinets de conseil dont le seul but est de parer leurs déprédations d’un enrobage juridique de défense qui, souvent, annule le crime.
Les intellectuels forment ainsi eux-mêmes une forme de mafia vertueuse, bénédiciteuse, qu’elle soit de gauche ou de droite. Cette cosa nostra des idées à bonimenter a envahi les terrains de la politique et de la vie publique pour en adoucir ou en travestir la violence, à coups de discours qui font recette à l’audimat.
Mais d’où vient cette mafia des «intellectuels», cette fameuse révérence que nous avons, surtout en France, pour le « pouvoir intellectuel » ?
« S’il vous plaît, dessine-moi un mouton »… Un intellectuel
Intellectuel ? D’abord il s’agit d’un jeu de mots pervers pour créer une catégorie sociale.
On dit «intellectuel» parce qu’on a appris à dire, et donc à croire, qu’il existe un «travail intellectuel». Et on parle, depuis un siècle au moins, de « travail intellectuel » par décalque irrespectueux sur « travail manuel ». Un intellectuel veut se faire passer pour un travailleur. Le seul véritable travail c’est, on le sait, le travail manuel. Celui qui fait peiner, ou faisait peiner. Celui qui casse le dos, ou cassait le dos. Celui pour quoi on a inventé les congés payés, la sécurité sociale et l’assurance vieillesse.
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Avoir des idées et en parler, ce n’est pas du « travail », c’est une image, pas plus, une hyperbole, au mieux, un mensonge, en fait. Les socialistes et les communistes de jadis en sont directement responsables, mais quelle trahison et quelle effronterie envers «les travailleurs» d’avoir propagé cette idée absurde du «travailleur intellectuel». Lire pendant cinq heures en se levant à dix heures le matin, tapoter un article pendant deux heures, prendre deux ou trois cafés au tabac du coin, avec un petit alcool, en feuilletant Marie-Claire ou Le Canard, bâiller, téléphoner à un autre travailleur intellectuel, et puis attendre la réaction des amis ou des lecteurs à un article « de fond » hebdomadaire, ce n’est pas travailler, c’est autre chose. Ce n’est pas rien, puisque c’est un revenu, mais ce n’est pas travailler. C’est autre chose.
L’intellectuel, domestique et oisif sans dignité
Le plus stupéfiant est que ce tour de passe-passe social, conçu et actionné à gauche depuis l’affaire Dreyfus, a été absolument intégré par la droite rentière puis managériale, et étendu à d’autres catégories socioprofessionnelles : par exemple, dans le capitalisme de services qui est le nôtre, un employé aux écritures, comme on disait jadis, n’est pas un «intellectuel» même s’il est un non-manuel. Il est un travailleur « de service », un employé – terme générique qui, jusqu’au milieu du XIXe siècle, signifiait « domestique ». C’est dire.
L’ironie de cet autre tour de passe-passe est que bien des « travailleurs intellectuels » sont en réalité (la réalité du salaire) des serviteurs, soit qu’ils soient des employés de services télé- radio, journaux, éditeurs, etc., soit qu’ils relèvent de la vaste domesticité des universités ou comme on dit désormais, en mauvais français anglicisé mais par effort grandiloquent pour se monter du col, « l’académie ». Il y a de grands bourgeois, ou des parvenus enrichis du commerce parmi eux, mais eux-mêmes se dissimulent souvent sous des habits universitaires ou médiatiques pour que leur statut de rentiers n’insulte pas à l’esprit démocratique qui doit, absolument, orner le front et la parole de tout intellectuel, de gauche comme de droite.
L’intellectuel est un employé, un domestique ou un oisif qui ne l’avoue pas.
L’intellectuel rentier
Les intellectuels modernes en France sont une masse faite de fonctionnaires ou ci-devant de l’Education nationale, y compris les rejetons de la bourgeoise intellectuelle, ancienne et nouvelle, qui assure sa reproduction par les classes préparatoires, les mariages croisés, les concours de carrière et le réseau des médias et des métiers de la communication. Il s’agit tout bonnement d’une double rente.
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La plupart des intellectuels vivent du salaire et de la retraite versés par l’ensemble des contribuables, qui est en réalité une rente à vie ; et d’une rente de situation, celle des réseaux politiques, familiaux et claniques, qui leur assure un avantage compétitif sur les nouveaux. Il n’y a rien à redire à cela, c’est un fait. Il faut être réaliste. On peut habiller cette loi d’airain de l’oligarchie comme on veut, avec les théories que l’on veut et le vocabulaire que l’on veut, comme « division sociale du travail », le fait demeure que l’oligarchie intellectuelle se maintient, et même fort bien, par cette double rente de la fonction publique et des réseaux claniques.
Naguère sacré avec une certaine gravité dans les pages du Monde des livres, désormais intronisé sur BFM TV, l’intellectuel fait effectivement partie, de nos jours, du monde de la mode.
Pourquoi? Parce qu’il faut une idée tendance tous les matins pour alimenter les médias. On lui demande. Il répond, au quart de tour. L’intellectuel est devenu un produit à la mode, il y travaille d’arrache-pied, devant une caméra. On ne nomme personne.
L’économie numérique exige que l’intellectuel produise toujours plus de choses neuves, qu’il crée l’événement, qu’il, ou qu’elle, fournisse des idées sur le marché médiatique – des idées qui brillent, du clinquant souvent, du luxe parfois, qui rajoute des paillettes et du strass à la politique.
Bilan: une déroute complète des idées, remplacées par des exercices d’acrobaties verbales et des parades de ventriloques.
D’emblée, ce petit livre [1] devrait être un livre anonyme. Son but n’est pas de faire parader son auteur mais de mettre sur le devant de la scène une vingtaine d’idées politiques. L’auteur s’efface derrière les idées. Et, depuis la coulisse, il veut laisser ces idées parler pour elles-mêmes, et d’elles-mêmes. Quelles idées? Des idées qui permettent de mieux saisir ce qui se passe autour de nous, en France. Des idées qui devraient aider à percevoir qu’il existe une solution à la déroute où nous sommes emportés. Vingt idées, pas plus, comme autant de points de tapisserie pour arrêter l’effilochage de notre compréhension de la vie politique. Et qui sait, en arrêtant la déroute et en passant à la résistance, donner les moyens de penser à une révolte – de fond.
[1] La Déroute des idées: Appel à la résistance, Philippe-Joseph Salazar (Piranha Editions, octobre 2021).
TABLE DES MATIÈRES DU LIVRE INTRODUCTION. Comment on en est arrivé là. 1. C’est quoi, une «idée politique»? 2. Qu’est-ce qu’une idée criminelle? 3. Être en colère contre la Loi. 4. Rébellion par la fiction. 5. Contre le conformisme 6. Résister à la faconde du pouvoir 7. Sortez les singes 8. La corruption est une idée démocratique 9. « Conservatisme », le leurre 10. La « supply chain » des idées 11. Anarcho-tyrannie : comment une idée fait pschitt ! 12. Que vienne un «hard power» populaire 13. Ces guirlandes qui couvrent vos chaînes 14. Le perroquet dit: «Non au ou politique!» 15. La France, puissance impuissante ? Montons au créneau 16. Contre l’outrecuidance des scientifiques de cour 17. Plus le pouvoir manque d’idées, plus il nous pose de questions 18. « Leader », une mauvaise idée pour résister 19. Rébellion, un impératif moral 20. Prise de pouvoir : cinq idées radicales CONCLUSION. Pour nous en sortir… |
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