Alors que la repentance mémorielle bat son plein en France, Nicolas Levine rêve que les peuples du sud de la Méditerranée fassent de même vis-à-vis de nous dans ce pastiche de tribune.
Durant plus d’un siècle, l’Algérie fut française. La colonisation française de l’Algérie commença et s’acheva dans le sang, c’est acquis. Entre deux guerres, elle favorisa toutefois un développement inédit de ce vaste territoire qui, lorsque les soldats de Charles X y mirent le pied en l’an 1830, était occupé par la Sublime Porte et le choléra. Pas un enfant algérien sur dix ne passait sa première année, alors. Ça – la vassalisation de cette terre par le pouvoir ottoman et son extrême sous-développement –, c’est la vérité historique. On peut bien contester cette dernière, la réécrire, la canceller, c’est très à la mode. Mais à la fin, la vérité reste la vérité, et la propagande, la propagande – sur ce point, demandez son avis à Sylvain Gouguenheim.
À l’heure où les universitaires de gauche – pléonasme, il semblerait – prennent leur plume pour vomir la France en brodant sur la logique répression de la manifestation organisée par le FLN le 17 octobre 1961 au moment où de jeunes appelés du contingent se faisaient tuer dans les Aurès et d’encore plus jeunes Français finissaient en charpie dans les cafés de Constantine, nous, descendants d’esclaves des Barbaresques, nous exigeons de l’État algérien qu’il demande pardon pour les crimes commis par l’Algérie précoloniale.
En effet, comme l’affirment sûrs de leur fait les intellectuels occidentaux, « un pays se grandit en reconnaissant ses crimes ». Il est évident que c’est en se repentant sans cesse que l’on se respecte et se fait respecter. Il ne doit pas y avoir de « tabous », de « non-dits ». C’est en brandissant les pages les plus sombres de son histoire, en revenant toujours et exclusivement sur elles qu’une nation peut connaître la concorde. Nous battons volontiers notre coulpe, nous autres Français. Enfin, nos intellectuels organiques font ça tout le temps, c’est leur obsession et leur fierté. Mais ainsi, grâce à eux, tout va bien en France. Nous pouvons le constater tous les jours. Nous sommes tellement plus heureux, nous nous entendons tous si bien depuis que nos clercs nous jettent à la figure les tueries, les massacres, les mille « génocides » de nos ancêtres. La paix ! C’est bien sûr pour l’atteindre que ces esprits « scientifiques », si peu idéologiques – allons ! – remuent la merde, enfin, uniquement la nôtre, comme si elle était unique, comme si les autres peuples, à travers la longue frise du temps, n’en avaient pas, eux. Alors, convaincus que les Algériens sont eux aussi parfaitement capables de « regarder leur histoire en face », leur vraie histoire, hein, pas celle des manuels écrits par des fonctionnaires du FLN, nous venons leur dire qu’ils doivent s’excuser pour les fautes de leurs pères.
En effet, du XVe au XVIIIe siècle, les pirates barbaresques et en particulier ceux basés à Alger pratiquèrent de permanentes razzias sur tout le littoral méditerranéen. Ils enlevaient hommes, femmes, enfants. Les hommes devenaient esclaves, les femmes, prostituées, les enfants, palefreniers, objets sexuels, soldats, après leur conversion forcée à l’islam. Les historiens – même ceux de gauche, donc – estiment que, durant cette période – mais la pratique avait commencé bien avant, la servitude des peuples conquis étant consubstantielle à la conquête musulmane – c’est entre un million et un million et demi d’Espagnols, d’Italiens, de Français, notamment, donc de chrétiens, qui furent ainsi emportés vers le sud de la mer vénérable. Statistiquement, comme dirait Hervé Le Bras, sachant combien d’âmes comptait alors l’Europe, nous sommes en France des millions de descendants de victimes des Barbaresques, et donc nous aussi des victimes. Si les Français d’origine congolaise et camerounaise le sont tous de la traite transatlantique, comme on le prétend, alors nous le sommes nous aussi de la piraterie musulmane.
Bien sûr, nous n’osons pas imaginer que l’État algérien nous oppose les morts de la guerre d’indépendance. Que valent cent mille morts – qui sont certes cinq fois plus nombreux dans les manuels du FLN, chiffre fantaisiste auquel les historiens algériens sérieux n’accordent eux-mêmes aucun crédit – face à un million au moins d’hommes transformés en machines, de femmes violées continument, d’enfants condamnés à aller mourir dans des tournantes à Saïda ou, une fois adultes, dans des révoltes kabyles ? Il a existé, c’est vrai, un système colonial français ; il était inique, et quoique patriotes comme tous les Algériens le sont eux aussi, nous nous félicitons de sa disparition. Mais il a également existé, c’est incontestable, un système esclavagiste algérien. On pense souvent, en Occident, à l’Algérien assujetti, privé de citoyenneté, parfois fils d’un martyr ou martyr lui-même sous la bannière d’un FLN qui s’amusait, pour se moquer des élites européennes de gauche, à se dire communiste cependant qu’il n’avait que le djihad à la bouche. C’est chouette, de penser à l’Autre. Mais nous, descendants des victimes des Barbaresques, nous osons, pour une fois, penser aux nôtres.
Nous ne réclamons pas grand-chose. Nous demandons simplement la vérité, d’abord, c’est-à-dire que l’État algérien reconnaisse notre douleur. Ensuite, nous voulons que ce même État, par l’intermédiaire de son chef actuel, le président Tebboune, demande pardon au peuple français. Encore, pour apaiser notre peine, nous voulons de l’argent. Combien ? L’Algérie est riche, et le fait que, depuis soixante ans, elle soit dirigée par une clique de cleptomanes n’est pas notre problème – c’est celui des Algériens. Puis, bien sûr, pour expier vraiment cette faute, ce crime impardonnable dans l’absolu, nous réclamons que chaque Français qui le désire puisse venir s’installer, avec sa famille élargie, y compris ses vagues cousins germains malades, en Algérie et profiter à plein du système social algérien, de ses hôpitaux, de ses écoles. Nous voulons également que ces Algériens venus d’ailleurs – car il va sans dire que la nationalité algérienne leur sera automatiquement octroyée – puissent avoir des églises, des bars proposant de l’alcool, se promener dans les rues avec un drapeau français, cracher en public sur l’Algérie, dénoncer le racisme systémique s’il venait à se manifester, et que médias et élites algériens encouragent ce comportement salutaire, qui renforce le vivre-ensemble.
Enfin, comme Don Juan Darmanin le fit l’année dernière au mémorial des Martyrs d’Alger, le président Tebboune devra, pour sceller cette réconciliation, aller déposer une gerbe sur la tombe de Charles X, au monastère de Kostanjevica, en Slovénie. Puis, allez, une autre à Oran, en souvenir du millier au moins de pieds-noirs enlevés et jamais retrouvés après les accords d’Evian, puisque l’État français fait comme si ces disparus n’existaient pas. Aucune place n’honore leur mémoire dans les rues de Paris.
Nous ne voulons pas la vengeance mais la justice. C’est cette dernière et elle seule qui nous guide. Quand l’Algérie aura reconnu ses crimes comme nous reconnaissons les nôtres, nous serons enfin amis, n’est-ce pas ?
Signataires :
Nicolas Lévine, écrivain, descendant de victimes et victime
Chantal Foissac, professeure de sociologie à l’université Maurice-Audin de Bondy
Emeline Touffe, journaliste
Toufik El Kataëb, président de l’association Le Couscous Républicain
Thomas Durand, enseignant au collège Yassine-Bellatar de Conflans-Sainte-Honorine
(retrouvez la liste des cent signataires sur le site wallah-miskine-wesh-frere .com)
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